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Photo du rédacteurLes carnets d'Asclépios

ÂME D'ENFANT

Dernière mise à jour : 18 juin



Aujourd’hui je me suis étonné de m’étonner d’une chose pas si étonnante que ça.

Je m’explique.

Ce matin on me confie Monsieur A.

Cet homme a atteint l’âge respectable de quatre-vingt-quinze ans. Jusqu’à peu, tout allait bien. Vieux-garçon, il séjournait dans un établissement pour personnes âgées plus communément appelé EHPAD. Plus de parents évidemment, il n’a pas eu d’enfant et sa seule famille lui restant se trouve être son unique frère plus jeune de quatre ans. Ce frère vit également dans le même EHPAD et la vie se passe agréablement dans ce parc fleuri pour les deux frères réunis. Ils s’appuient l’un sur l’autre et l’autre sur l’un. Quel plus bel ami que celui que l’on garde quatre-vingt-dix ans de sa vie ?

Malheureusement, le corps du grand frère a défailli. Il y a deux mois, alors qu’il prend un traitement anticoagulant pour éviter un caillot dans un cœur plein de soubresauts, le cerveau capitule et du sang jailli et s’accumule. Hémorragie cérébrale. D’un petit homme gaillard on obtient une ombre aux yeux hagards. L’homme s’en revient dans son établissement et son frère bienveillant sous son aile le reprend.

Deux mois se passent puis, un jour, l’état du patient se détériore brutalement. L’anticoagulant arrêté, le cœur en a profité pour cailloter. Après avoir connu l’hémorragie, le cerveau connait l’asphyxie.

Quand monsieur A. arrive dans le service il a déjà sombré dans un profond coma.

Je viens le voir mais c’est rideau noir. Le corps fonctionne mais l’esprit ne refait plus surface.

Vient le temps d’annoncer à la famille la funeste nouvelle.

J’appelle donc l’EHPAD « Des quatre-saisons » et on me transfert vers l’infirmière des deux frères.

Lorsque j’ai appelé, j’ai commencé à faire ce que je me refuse si souvent : préjuger.

J’ai préjugé que le frère de monsieur A. pourrait avoir la tête qui se perd. J’ai supputé que peut-être, après le premier accident cérébral il s’était fait une raison de ce destin fatal. J’ai auguré qu’à quatre-vingt-dix ans passés, on s’attend à voir disparaitre son frère ainé.

La dame qui me reçoit au bout du fil porte le téléphone au résident qui dans le parc se prélasse. J’entends au travers du combiné la proposition de l’infirmière : « Venez Monsieur A., nous allons monter dans un bureau, le médecin de votre frère souhaite vous parler ». Là, j’ai entendu cet homme pré-séculaire s’agiter : « Il veut me dire qu’il est mort, il veut me dire qu’il est mort. C’est ça ? ». Ces mots étaient répétés en boucle du parc à l’entrée, du rez-de-chaussée aux premières marches d’escaliers, puis des dernières à l’étage premier, du pallier au bureau, toujours les mêmes mots.

Arrivé dans le bureau, après un temps qui pour moi a semblé une année et qui a dû pour le vieil homme paraitre une éternité, on lui a enfin tendu l’appareil qu’il a posé sur son oreille. J’ai alors senti le vide se faire autour de moi, les sons disparaissent, un vortex s’ouvrit entre ma bouche et son cortex. J’ai déposé les mots, les mots lourds qui portent la mort prochaine de son frère, de son ami, de son confident, de son compagnon de vie, de cet être que la nature lui a confié et avec lequel il a parcouru neuf décennies. Il a tremblé, la voix chevrotante il a essayé de parler puis il a pleuré comme un enfant. Ce sont ses oreilles d’enfant, son esprit d’enfant, son cœur d’enfant qui ont accueilli la nouvelle. Son grand frère ne serait plus avec lui.

C’est là que je me suis étonné de m’étonner. J’avais préjugé et je m’étais trompé. Pourtant Il n’y a pas d’âge pour pleurer la perte d’un frère. Il n’y a pas d’âge pour être un enfant qui se promène dans un pré, qui rigole et qui chante, pas d’âge pour être un petit garçon candide qui se promène insouciant et débonnaire, à rire du temps et de la vie avec un frère.

J’ai eu l’impression d’enlever quelque chose à cet homme. J’ai eu l’impression que malgré ses quatre-vingt-dix ans, ce n’est qu’avec mon appel que j’ai vraiment tué son âme d’enfant.

« Un seul être vous manque et tout est dépeuplé »

Alphonse de Lamartine




Iconographie: des enfants rue Marcellin Berthelot en 1945 par Robert Doisneau.







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