À l’origine il y a un homme, ou peut être une femme, la bêtise n’a pas de sexe. À l’origine il y a une décision, une mauvaise décision prise pour de mauvaises raisons. À l’origine il y a Monsieur U. qui fugue, qui brise, qui erre sans but et qui nécessite une hospitalisation pour éviter une rechute. Il a échoué dans notre service, un service inadéquat pour encadrer ses dérives et ses éclats. Un service dont le personnel ne peut contrôler ses accès de colère. Monsieur U. a tenté la fuite et se fut une réussite. Ensuite, c’est sa chambre qu’il a détruite. Pour finir, c’est les soignants qu’il a heurtés pour les punir. Appel de la sécurité, contention, neutralisation chimique, que de maltraitances pour un corps déjà en déshérence.
Nous avons donc pris le téléphone pour joindre cette personne, gardienne d’un service protégé dont elle détenait la clé. Une personne dont la décision engageait un destin. Ce médecin détenait la responsabilité et donc la possibilité que monsieur U. ne se mette plus en danger, qu’aucuns soignants ne soient plus frappés, et que monsieur U ne soit plus brutalisé, dans un service fermé aux locaux appropriés et au personnel formé.
Est-ce par ego, est-ce par paresse, est-ce par bêtise, est-ce par zèle, est-ce par excès d’autorité ou par manque de volonté, quoi qu’il en soit, alors que monsieur U remplissait tous les critères demandés, par trois fois ce monsieur fut récusé. Condamné à rester, il y eu danger.
De cette décision, cette volonté de dire non, il s’ensuit que le patient s’est blessé, et a tout détruit, Il a cassé le mobilier, il a frappé des employés et il est tombé. Toute cette tristesse serait encore excusable si la suite n’était pas aussi détestable. Alors qu’un mois s’était écoulé et que l’administration était informée, aucune décision ne fut prise par peur de froisser les susceptibilités. Alors Monsieur U. a déambulé et d’un pas certain, il a visité le service voisin, celui qui était atteint. Une porte ouverte, c’est l’intrusion et sans alerte se fut l’infection.
Pendant plus d’un mois, la mauvaise décision a fait la loi, et ce qui devait arriver arriva. Monsieur U. a traversé le Rubicon et dans le service voisin a trouvé le démon. Les dés étaient jetés. Le patient est revenu l’air de rien et a disséminé insidieusement et à bon train le virus inopportun.
De la décision idiote d’un fourbe, treize autres subiront les foudres. Treize patients hospitalisés à dessein dans ces murs pour rester à l’abris du covid se sont vus infectés d’une manière stupide. Avec Monsieur U. c’est quatorze morts potentiels, quatorze tours de manivelle pour quatorze destins en bobinette.
Nous pourrions passer sur cette affaire, invoquer l’horreur ou l’erreur de guerre, la mauvaise coïncidence, le mauvais alignement des astres, mais non. Non, car ces décisions sont trop fréquentes et prises en toute impunité. Non, parce qu’aujourd’hui les conséquences sont un cauchemar. Non, car le système protège ces couards et fait taire les brayards. Non, car la fréquence de ces situations me fait perdre foi en l’institution. Voici pourquoi j’ai quitté mon centre hospitalier, que j’ai acheté ma liberté, pour porter haut le combat contre le système pour essayer de l’intérieur de le rendre meilleur. Car si je devais voir un proche hospitalisé, je serais inquiet à l’idée de ce qui pourrait lui arriver. Je sais ce qui se trame dans ces couloirs jonchés de drames.
Madame Y. 88 ans, entrée pour érysipèle en cours de guérison puis atteinte d’un covid sévère. Elle ne ressortira probablement pas.
Monsieur B. 92 ans, crise de goutte de la cheville traitée. Il était prêt à sortir, il est maintenant en train de frémir. Placé sous oxygène il y a deux jours.
Madame L. 49 ans, découverte d’un cancer du sein avec début des séances de radiothérapie. Commence à tousser fort.
Monsieur S. 78 ans, maintien au domicile difficile. La fatigue s’installe insidieusement.
Madame C. 66 ans, plaie de pied diabétique. Trente neuf de fièvre depuis quatre jours.
Monsieur S. 89 ans, infection indéterminée. Maintenant, infection indéterminée et covid. Début de défaillance cardiaque.
Madame F. 90 ans, soins palliatifs, le covid sera plus expéditif.
Madame A. 68 ans, insuffisance rénale et dépression. Covid asymptomatique pour le moment.
Madame E. 80 ans, décompensation cardiaque résolue qui attendait sa sortie. Couchée au fond de son lit.
Monsieur D. 62 ans, cancer du colon en cours de guérison. Début de l’oxygène il y a deux jours.
Madame G. 89 ans, escarre du talon. Sous oxygène depuis quatre jours, somnolente depuis quarante-huit heures.
Monsieur C. 81 ans, bilan de chutes. Plus de chute car ne se lève plus : asthénique au fond du lit.
Monsieur F. 68 ans, crises d’épilepsies. Asymptomatique pour le moment.
Et bien sûr notre Monsieur U. 69 ans premier décédé de cette liste morbide.
Quatorze covids nosocomiaux. Quatorze femmes et hommes qui ne doivent leur place qu’à une personne.
Iconographie: La chute d'Icare par Henri Matisse.
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