Le sept décembre, je vois en consultation madame P., quarante-sept ans, obèse, hypertendue, diabétique, qui vient pour divers motifs : renouvellement d’ordonnance, douleurs abdominales et palpitations.
Ses douleurs sont anciennes, chroniques et en cadre colique. Je ne sais pas vraiment quoi en penser d’autant que l’examen clinique est limité par sa corpulence et donc son abdomen pléthorique. Elle est encore jeune mais se néglige, je préfère ne rien manquer et prescris un scanner abdominal. Elle m’évoque également l’apparition de palpitations depuis une dizaine de jours. J’ausculte son cœur qui est régulier à quatre-vingt battements par minute puis passe aux poumons qui ne montrent aucune anomalie.
Je demande un bilan biologique à réaliser rapidement.
Le quatorze décembre, je suis appelé au domicile de madame P. qui sort d’hospitalisation pour discuter des changements de traitements opérés par mes consœurs et confrères hospitaliers. Elle m’indique avoir été hospitalisé deux jours après notre entrevue.
Midi trente, j’arrive chez elle. Je suis accueilli par son compagnon, il me guide vers ma patiente qui est assise devant son dossier médical. Je la salue et lui demande le motif de son hospitalisation : embolie pulmonaire. Mon sang ne fait qu’un tour, elle a effectivement été hospitalisée le neuf décembre soit quarante-huit heures après m’avoir consulté. À côté de quoi suis-je passé ?
Je mets du temps à replacer les éléments, son motif de consultation, le bruit de son cœur, sa vitesse. La mémoire me fait défaut. La consultation à son domicile est étrange, je lis le compte rendu de l’hôpital mais ne peux m’empêcher de fouiller dans mes souvenirs chaque élément de mon examen de la semaine précédente. Et puis le doute s’installe, je la sens sur la réserve. Fatigue ou rancœur ? M’en veut-elle de n’avoir rien détecté ? Elle a fait un malaise au milieu du supermarché deux jours après avoir vu le médecin. Pouvais-je la détecter ? Cette idée me hante pendant tout l’entretien et je ne sais si c’est ma distance qui jette ce froid ou bien ma patiente qui l’insuffle mais je n’ai qu’une envie, m’en aller.
C’est seulement dans la voiture, en me rendant chez ma patiente suivante que tout me revient, l’auscultation cardiaque, les plaintes de la patiente, le son de ses poumons, sa respiration. Elle paraissait peut-être légèrement essoufflée mais je pense ne rien avoir loupé.
Suis-je vraiment objectif ou bien tentais-je de m’en persuader pour ne pas affronter la réalité ?
Quoi qu’il en soit j’ai été confronté à la difficulté de la médecine générale : détecter les cas graves au milieu des autres, prendre une décision en une consultation avec comme seul outil que mes yeux, mes mains, mes oreilles et ma tête. Le courrier de l’hôpital est clair, la patiente a consulté son médecin traitant deux jours auparavant. Il faut savoir rester humble devant cette maitresse infidèle qu’est la médecine. Cette discipline sauvage et tempétueuse qui trouvera toujours le moyen de nous mettre en défaut.
Même si je n’avais rien pu faire d’autre, la médecine s’est rappelée à moi dans toute sa dangerosité et sa complexité. Ma pratiquer changera-t-elle ? Serais-je plus prudent ? Plus craintif ? Deviendrais-je de ces médecins qui se couvrent par une pluie d’examens ?
Quoi qu’il en soit, cette expérience m’interrogera encore longuement.
Iconographie: Jo, la belle Irlandaise par Gustave Courbet
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