Encore une belle journée hospitalière placée sous le signe de l’ineptie. Nous sommes en début de semaine, la journée s’annonce difficile. En plus d’avoir à s’occuper des patients touchés par l’épidémie de covid-19 nosocomiale pour lesquels je me suis porté volontaire, trois entrées sont à voir et quatorze patients lourds sont à gérer. Dès mon arrivée dans le service ce matin, je m’attèle à la tache et commence à me plonger dans les dossiers des entrées avec Sébastien, mon interne. La première d’entre elles se trouve être la charmante madame L., 88 ans qui s’est littéralement fracassée le visage en y laissant quatre dents. Elle a chuté sans trop savoir pourquoi ni comment. Depuis quelques semaines elle chute de plus en plus. Cette fois, elle ne s’est pas loupée. Traumatisme facial sous traitement anticoagulant. À la lecture du dossier je découvre une gestion de l’urgence comme je les adore. Tout étudiant en médecine saura vous réciter de manière pavlovienne que « tout traumatisme facial est à considérer comme un traumatisme crânien », de plus, « tout traumatisme crânien sous anticoagulant est une urgence ». Vous y êtes ? Vous le voyez le syllogisme ? « Tout traumatisme facial est un traumatisme crânien Or un traumatisme crânien sous anticoagulant est une urgence Donc un traumatisme facial sous anticoagulant est une urgence » Béaba du bébé toubib. Forcément, il n’y avait pas l’ombre d’un scanner cérébral dans ce dossier. Après tout, peut-être suis-je trop exigeant, la médecine s’enseigne-t-elle différemment selon la région ? Dans le même temps, Cette brave Madame L., qui nous fait de beaux sourires très ajourés, est atteinte d’un cancer du sein avec métastases. Contrairement à ce que l’on pourrait imaginer à cet énoncé, elle ne se porte pas si mal. Elle suit son petit traitement hormonal et la vie continue. Par contre, l’un des petits désagréments des métastases dans les os, c’est que cela entraine une complication typique, et cette fois l’urgentiste y a pensé, il a vérifié le taux de calcium et bingo, il est trop élevé. Beaucoup trop élevé. C’est tellement dommage d’échouer sur la ligne. L’idée était lancée, la biologie faite, l’hypercalcémie confirmée, et puis rien, un coup dans l’eau, un tir à blanc, pas de traitement. Autant dire que ces prises en charge ni faites ni à faire au retour du week-end me remplissent d’une gaieté bien expressive et exprimée. Nous avons donc terminé notre première entrée dans la joie et la bonne humeur quand nous nous attaquons à la deuxième épreuve. Une femme très mignonne, douze ans plus âgée que la précédente. Cent ans et un mois exactement. Elle vient pour chute également, découverte d’un syndrome inflammatoire avec une CRP à 265mg/l aux urgences, et 265 c’est beaucoup. Pour la faire courte ça suppose une inflammation quelque part et probablement une infection. Que faire ? La réflexion pour le week-end a dû se limiter à « Elle a cent ans, on s’en branle, on tente de la ceftriaxone, ça marchera bien sur quelque chose ». Sauf que ! Sauf que si le médecin avait eu le courage de faire cette chose extraordinaire qui m’a livré le diagnostic en un coup d’œil, cette action spectaculaire qui consiste à tirer le drap et regarder les jambes de la patiente, possiblement aurait-on pu voir ce magnifique érysipèle de la jambe droite… Je vous laisse deviner l’état de quiétude dans lequel je me trouvais en sortant de la deuxième chambre tout en sachant que douze patients m’attendaient encore dont quatre que je savais fragiles depuis le début du week-end. Alors que je me replace côte à côte avec Sébastien pour reprendre la course normale de notre visite, je distingue au loin une infirmière qui me fait signe devant la chambre 548, je regarde à deux fois, c’est bien un signe de croix qu’elle m’envoie. Je comprends que mon monsieur R., qui luttait sur le front d’une infection urinaire grave, s’était fait avoir par le flanc par le covid. Voici donc la cinquième victime de notre épidémie importée par le patient déambulant, monsieur U. (Voir à l’origine). Ma joie monte encore d’un cran. J’indique à mon interne que je pars m’occuper des papiers et appeler la famille et lui demande de poursuivre la visite sans moi pour le moment. Il est à noter que monsieur R. est porteur d’un pacemaker. Ce détail aura son importance pour cette journée. Jusqu’en 2017, obligation était au médecin de l’ôter avant le transfert à la chambre mortuaire. Maintenant, il est possible de notifier sur le constat de décès que la pile est en place et qu’elle sera extraite par les thanatopracteurs lors des soins du corps. L’extraction est assez fastidieuse. Il faut préparer le matériel, inciser, extraire le mécanisme qui souvent est entouré de fibrose rendant difficile la libération de l’objet, puis il faut recoudre et enfin se débarrasser du matériel. Cela prend facilement vingt à trente minutes. C’est pour cela que plus aucun médecin ne s’occupe de cette corvée. De plus, je n’ai absolument pas le temps ce matin, et le patient est décédé dans une chambre double (les joies de l’épidémie) alors pas question de charcuter le patient à côté de son voisin. Je prépare donc les documents et j’informe la famille. Je commence par l’épouse, elle pleure, j’essaie de trouver les mots les moins mauvais, je lui souhaite bon courage et lui indique être à sa disposition. Je passe à la fille, elle pleure, j’essaie de trouver les mots les moins mauvais, je lui souhaite bon courage et lui indique être à sa disposition. Comme chaque annonce, on ressent une petite dépression passagère de quelques minutes à laquelle je ne m’habitue pas. Aujourd’hui, dans ce contexte un peu tendu, autant dire que je suis hautement irritable. Alors qu’il est déjà onze heures passées, que seuls deux patients sur quatorze ont été gérés, je raccroche la visite avec Sébastien. C’est alors que l’infirmière vient nous proposer la première rupture de tâche. La rupture de tâche est l’action par laquelle, alors que vous êtes en train de vous concentrer sur une action, on vous extrait de vos réflexions par une question. « -Et le PM qui est-ce qui l’enlève ? -Les thanatopracteurs. -Bin non, c’est à vous de le faire !» Moi blasé et irascible : «- Non, ce n’est pas à moi de le faire, c’est moi qui pourrais le faire, nuance ! Et je n’aurai pas le temps, merci. » Reprise de l’activité. La fin de la visite ressemble à un amerrissage réussi ce qui n’est rien de moins qu’un atterrissage raté. Treize heure trente, nous descendons manger. Repas rapide, il faut remonter, une tonne d’avis et d’examens à demander, des papiers de sorties à préparer, des prescriptions à terminer… Entre deux appels, une infirmière vient me voir pour m’expliquer que le pacemaker de monsieur R. DOIT être retiré avant que le patient ne descende à la chambre mortuaire. Le feu me brule le visage de l’intérieur, mais l’infirmière n’y est pour rien. Je réponds sèchement : «- Non, je l’ai déjà expliqué, le corps peut partir, j’ai notifié que la pile était en place, je ne vais pas le répéter quinze fois .» L’eau commence à frémir, mes neurones à cuir, mais j’essaie de rester concentré sur les dossiers en cours. Alors que j’avais bien notifié que je ne souhaitais plus prendre d’appel concernant cette histoire, on vient me poser sournoisement le téléphone alors que je discute d’un dossier difficile avec ma consœur. Une fois à bonne distance de sécurité, l’infirmière me précise qu’il s’agit de l’accueil qui souhaite me parler. Je saisi donc l’appareil diabolique que je colle à mon oreille déjà hyperthermique. Il se trouve que l’agent de l’accueil exige d’éclaircir la situation. Si l’agent d’accueil exige, alors arrêtons tout. Stoppez les machines, personne ne bouge, l’agent d’accueil veut savoir à qui j’ai donné l’information que je n’enlèverais pas le pacemaker… affaire d’état, l’enquête est menée sur un train d’enfer, l’agent 212 est dans la place. J’indique, un peu décontenancé par la situation ubuesque, qu’il s’agissait de l’infirmière de mon secteur. Je ne sais plus vraiment ce que je faisais deux minutes auparavant, la rupture de tâche est le terreau de l’erreur. Cette spécialité de l’hôpital public où l’on vient, pour des motifs bénins, déranger le médecin sans aucun filtre et avec l’exigence d’être écouté de suite sans aucune préoccupation de ce qui est en train d’être fait, cette situation qui survient dix, peut être quinze ou vingt fois tous les jours. J’essaie donc de me focaliser sur ce malheureux dossier qui réclame du calme et de l’attention. C’est alors que j’entends dans la pièce adjacente une infirmière qui se justifie et se débat avec une personne indéterminée mais qui semble encore bloquée sur cette affaire d’état. J’essaie tant bien que mal de l’ignorer, je me replonge dans le compte-rendu de cette IRM étrange et dans les résultats de cette ponction lombaire quand patatras, tout est mis par terre par l’entrée dans l’arène de la cadre infirmière. Sans crier gare, voilà qu’on me rattrape avec cette histoire. Tout le monde parait très ennuyé car il faudrait enlever ce pacemaker qui est encore en place. C’est effectivement la première fois que je suis confronté à ce problème dans cette ville du Grand-Est, mais même si je trouble leurs habitudes, je me suis tout de même suffisamment justifié et là, je risque de réellement m’énerver. Mais elle insiste et m’indique que la directrice est informée (j’imagine que l’étape suivante sera l’appel d’Olivier Véran, ministre de la santé). On m’informe également que la famille ne souhaite pas payer le retrait. On a donc sciemment perturbé la famille avec cette question qu’on n’a absolument pas envie de se poser à la mort d’un proche tout ça pour faire pression sur moi. Que d’énergie dépensée, que de cynisme. Pour information, le coût est généralement inclus dans la facture globale des obsèques. La moyenne en France étant de quatre mille euros, il faut savoir que l’ablation d’un pacemaker coute moins de deux cent euros. La cadre est postée là derrière mon épaule, à attendre une réponse de ma part et me lance quand même un : «-Mais c’est comme vous voulez ». «-NON ! Non, ce n’est pas comme je veux. Vous venez me déranger dans mon bureau en plein travail, si c’était comme je le voulais, on ne m’aurait pas appelé toute la journée » j’ai donc indiqué pour me débarrasser du problème que Sébastien ou moi-même désencadrions quand nous aurions un moment. J’avais enfin acheté ma paix, monsieur R. allait peut-être avoir le droit à un médecin penché sur son dossier. Quatre minutes et trente-sept secondes plus tard, une infirmière vient discrètement voir Sébastien qui se trouve dans mon dos pour lui quémander, en chuchotant, de refaire le constat de décès puisque le pacemaker sera enlevé, il convient donc de modifier le constat en indiquant que la pile n’est plus en place. C’était la demande de trop. Nos détracteurs n’ont même pas eu la finesse de laisser redescendre la pression. J’ai demandé à Sébastien de ne plus s’en occuper et de terminer la tonne de missions qu’il avait pour l’après-midi. J’ai rappelé la cadre en lui indiquant que personne ne viendrait enlever le pacemaker. J’ai bien précisé : «-Merci d’en informer la directrice et la famille !». A ce stade, mon temps médical a été on ne peut moins bien employé. Pour le dossier de monsieur T., nous verrons plus tard, impossible de se focaliser sur ses problèmes, passons aux courriers de sortie des sortants du lendemain. Je sors le dossier de madame D., je me replonge dans ses particularités et je commence à dicter « Compte rendu d’hospitalisation de madame D. hospitalisée pour une colite infectieuse sévère… Histoire de la maladie, la patiente a présentée il y a dix jours des douleurs abdominales… » Sonnerie de téléphone… Je regarde, c’est la directrice qui me fait l’honneur de son appel. Voici la retranscription de cette conversation :
La journée du pacemaker ACTE FINAL SCENE 1 La scène se déroule dans mon bureau
DIRECTRICE : Bonjour, c’est madame W. la directrice de garde. Je vous appelle à propos… Dr URSUS ARCTOS : Je sais très bien pour quelle raison vous m’appelez et j’ai dit ce que j’avais à dire sur le sujet, je n’ai plus de temps à perdre. DIRECTRICE : moi aussi vous me faite perdre du temps. (première erreur) Pourquoi ne voulez vous pas retirer ce pacemaker ? Dr UA : je ne peux pas enlever ce PM parce que ça prend trente minutes à retirer, parce que mon expérience n’est pas indispensable puisque les thanatopracteurs peuvent faire aussi bien voire mieux que moi, parce que mon temps peut être mieux employé, qu’il y a des entrées et des patients covid partout… DIRECTRICE : Je connais la situation médicale actuelle… Dr UA : Je termine ma phrase si vous permettez. Je n’ai donc pas le temps d’autant que la loi prévoit justement de permettre au médecin de ne pas retirer l’appareil. DIRECTRICE : mais ce n’est pas la pratique de cet hôpital. J’exige que l’appareil soit retiré avant demain matin. Dr UA : alors vos exigences, vos pratiques, vos traditions ou vos croyances ne m’intéressent pas, moi j’applique la loi. DIRECTRICE : Oui mais ce n’est pas la loi dans cette ville. Dr UA : Sauf erreur de ma part la ville de G. se trouve en France, il ne s’agit pas d’un territoire perdu de la république, donc sauf preuve contraire, j’applique. DIRECTRICE : Et d’où sortez-vous cette loi ? je ne suis pas du tout au courant. Dr UA : Vous n’êtes pas au courant de cette loi, c’est assez inquiétant pour une directrice hospitalière (Il faut savoir que la majorité des directeurs ont une formation initiale ou continue de droit et notamment de droit médical). Mais je vais vous la donner, (deux clics sur internet, en quinze secondes j’énonce) publiée au JO le quatorze décembre deux mille dix-sept, article R. 2213-15 du code général des collectivité… blablabla Je vous conseille de la noter pour plus tard. DIRECTRICE : En tout cas je n’ai jamais eu ce genre de problème avec un médecin dans cet hôpital. Dr UA : Et bien maintenant vous ne pourrez plus le dire. DIRECTRICE : Non je ne pourrai plus le dire. Par contre pourquoi nous avoir dit que vous alliez descendre, une personne de confiance nous a indiqué que vous vous étiez engagé à venir le retirer, nous avons appelé la famille et prévu le transport du corps en fin d’après-midi. ( deuxième erreur) Dr UA : non mais attendez, je n’ai pas dit que j’allais descendre maintenant, j’ai dit qu’on viendrait quand nous aurions un moment. Et si vous en étiez resté à mes premiers refus nous n’en serions pas là. DIRECTRICE : Oui mais ce n’est pas bien d’avoir dit que vous descendriez pour ensuite vous rétracter. (Troisième et dernière erreur) Dr UA. Ce n’est pas bien… vous voulez venir jouer sur ce terrain ? Alors écoutez bien ! Je ne me rappelle pas que vous ayez mis autant d’énergie et passé autant d’appels lorsque nous vous avons sollicité concernant monsieur U. qui se trouvait dans notre service et qui n’avait rien à y faire ce qui a entrainé la contamination de quatorze personnes par le covid dont 5 sont morts. DIRECTRICE : Je n’ai pas eu d’écho de cette situation ! ce n’était pas moi. Dr UA : Ah oui ? On se désolidarise du reste de l’administration ? vous faites partie de la direction il me semble, c’est inquiétant comme réponse « ce n’était pas moi »! Vous n’êtes pas au courant que ce patient à tout cassé dans sa chambre, qu’il a détruit le matériel de l’hôpital ? DIRECTRICE : Si, ça nous le savions. Dr UA : Ah oui ? Et vous en avez fait quoi ? Et le fait qu’il est agressé deux infirmières ? Ça n’est pas revenu à vos oreilles? Si ce n’est pas le cas, ça n’est pas rassurant concernant la transmission de l’information dans votre établissement. DIRECTRICE : (bafouillage…) Ce n’est pas de notre faute s’il n’y avait pas de place en unité covid. Dr UA : Ah, vous voyez que vous avez entendu parler de ce monsieur U. Je ne vous parle pas du problème du covid, c’était trop tard lorsqu’il l’a contracté, je vous parle des cinq semaines précédentes, ces cinq semaines où nous demandions une place dans un structure qui en avait, ces cinq semaines où il a cassé et frappé, ces cinq semaines où j’ai notifié à plusieurs reprises dans son dossier que sa place n’était pas dans le service de médecine polyvalente, cinq semaines au cours desquelles j’ai fait remonter l’information par l’intermédiaire de votre « personne de confiance ». Au final c’est quatorze covid et cinq décès dont l’hôpital est responsable. Alors pour le moment j’ai temporisé avec les familles qui forcément demandent des explications, mais je peux leur dire de porter plainte si vous voulez jouer le jeu des responsabilités. DIRECTRICE : Vous savez, on en a déjà des plaintes. Voici la teneur de notre discussion. Que voulez-vous répondre à cela ? je ne sais pas si c’est la triste normalité du fonctionnement administratif qui parle, mais c’est d’un cynisme obscène. L’épidémie ou la mort des patients ne semble pas retenir leur attention qui reste focalisée sur les plaintes potentielles qui s’ajouteraient au-dessus d’un tas a priori déjà bien fourni. Je reprends pour conclure : « Bon écoutez, Commencez par vous inquiéter des vrais sujets avant de rameuter tout le monde pour un pacemaker. Bonne soirée. » Voici une journée normale à l’hôpital. Alors ce jour l’action tournait autour du pacemaker, demain d’un examen que la secrétaire de radiologie ne voudra pas programmer, après demain d’un bilan biologique oublié sur un chariot, et ainsi de suite. La pratique de la médecine hospitalière est un combat perpétuel, mais qui ne se mène pas contre la maladie comme on pourrait raisonnablement s’y attendre, non, c’est contre le système que se conduit la bataille, le système qui vous empêtre dans des errances ridicules et non médicales. L’institution hospitalière est plus que malade, les planches sont pourries et la charpente vermoulue. S’appuyer sur elle c’est risquer de passer au travers de ses illusions. Heureusement ou malheureusement, il reste quand même des personnes qui au milieu de toute cette mascarade continue de jouer leur rôle et de s’occuper des patients dans les pires conditions possibles pour le faire. La représentation de ce vaudeville grotesque continue de se jouer chaque jour près de chez vous dans des théâtres en ruines que l’on nomme hôpitaux.
Iconographie: Affiche du Sandow Trocadero Vaudevilles.
Comments