Je suis stupéfait par le nombre de personnes âgées qui demandent à mourir.
Encore aujourd’hui, je suis avec monsieur F. qui est physiquement en bonne santé. Hospitalisé pour plus-de-peur-que-de-mal, il se porte comme un charme. Mais curieusement, alors que la mécanique tourne comme une horloge, il me demande « la Piqûre ». C’est le terme employé le plus souvent. La solution finale aux souffrances de l’âme. Devant ce gaillard je m’interroge puis lui demande la raison de cette doléance. Monsieur F. vit seul, il n’a pas de famille et le peu d’amis restant roulent sur le mauvais versant de la vie. Les jours se suivent et se ressemblent et aucun d’eux ne semble apporter le piment suffisant pour souhaiter rester vivant.
Cet homme était pour moi une énigme. Au cours de son séjour, il ne se passe pas une entrevue sans que je le trouve souriant, blagueur et affable. Il pourrait s’agir d’une façade, mais non. Il aime vraiment discuter et passer du temps avec les gens. Comment cet homme de si bonne compagnie peut il à ce point avoir envie de quitter le cortège de la vie ?
La réponse est simple, claire, concise, elle tient en un seul mot : Solitude.
Cet être est seul. Sa qualité est en même temps sa faiblesse, son amour des autres, de l’échange et de la compagnie est sa faille, son talon d’Achille car laissé seul, il dépérit.
Qui ne le serait pas d’ailleurs ? Mis à part quelques individus sociopathes, nous sommes tous des êtres sociaux qui naissent, vivent, apprennent, se construisent par, avec et à cause des autres. Ainsi, prenez un Homo sapiens, coupé le de ses semblables et vous le tuez. Alors la question qui suit naturellement est celle de la solitude de nos ainés. En effet, cette question de la « piqûre » revient trop souvent. Elle est le symptôme d’un mal de notre société.
Comment se fait-il qu’autant de nos vieux soient isolés, seul et sans personne sur qui compter ?
Un début de réponse se trouve probablement il y a 53 ans. Quand le grand mouvement de mai voulait s’affranchir de la tutelle de ses aïeux, voulait briser toutes les barrières quitte à ouvrir celle de la décence, souhaitait vivre sans cadre pour son propre plaisir sans penser au lendemain, et bien ce mouvement a condamné plusieurs générations d’anciens. Devenus non pas hédonistes mais égoïstes, ce qui est fondamentalement différent, la cellule familiale a éclaté et les êtres modernes ont laissé au placard ceux qui étaient susceptibles de les arracher à leur vie de plaisirs relatifs. Là où l’on construisait le foyer autours des patriarches et matriarches, maintenant on feint de regarder dans leur direction pour éviter de se poser trop de questions. Pourtant, notre société gagnerait en humanité à être plus gérontoprotecteur si vous me permettez le néologisme. La mobilité des dernières générations, le souhait de s’affranchir des responsabilités, la destruction des structures sociales rurales sont autant de facteurs d’isolement des anciens.
Aucun argument ne saura justifier qu’on abandonne une partie de la population. Dans ce monde où l’Humain devient produit, le vieux devient obsolète et inutile. Pour nos sociétés dites moderne, les anciens sont de très mauvais investissements.
Combien de familles fustigent l’hôpital pour sa prise en charge de leur parent quand ces mêmes familles ne daignent pas faire une heure de route pour venir voir le patient. Mais j’ai depuis longtemps trouvé la solution. Je propose aux enfants de prendre leur proche chez eux en expliquant tout le bien que cette solution apporterait aux uns comme aux autres. En général, la réaction est un bégaiement suivi d’un bafouillement et d’une fin de conversation imminente. Alors loin de moi l’idée de faire de la démagogie, je sais les difficultés individuelles liées au travail, à la distance, aux problèmes de famille. Mais tout de même, je trouve qu’on manque beaucoup de bonne volonté.
Nous sommes tous un peu responsable de tuer des vivants. Les corps restent mais les âmes sont déjà loin. Nous avons créé une génération de vivant-morts qui n’ont comme seul recours pour soigner cette blessure que de demander la Piqûre.
"À la fin d'une vie, la vieillesse revient en nausées. Tout aboutit à ne plus être écouté."
Albert Camus
"Le secret d'une bonne vieillesse n'est rien d'autre que la conclusion d'un pacte honorable avec la solitude."
Gabriel García Márquez
Iconographie: La Nuit Étoilée de Vincent Van Gogh.
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