Aujourd’hui je vous emmène en 1878, à Laon dans l’Aisne, l’endroit où commence l’incroyable histoire de Suzanne Gros.
Née de parents bourgeois provinciaux, elle restera fille unique par la force des choses en perdant une sœur et deux frères de décès périnataux. Ils seront les tristes précurseurs d’une longue liste de malheurs dans la vie de cette femme d’exception.
Quand elle a six ans, c’est son père qui disparait emporté par la tuberculose. C’est donc sa mère qui l’élève. Bien que la jeune Suzanne soit studieuse et brille dans ses études, l’époque ne favorise pas les femmes savantes. Elle prend donc le pli des conventions patriarcales et fait un « beau mariage » avec un médecin dermatologue parisien, le docteur Henri Pertat. Elle profite de ses dix-huit ans et de la vie parisienne faite de soirées mondaines, de belles rencontres, d’expositions, de vernissages et autres invitations dans les théâtres de la ville. Très rapidement, cette vie devient lassante pour cette femme avide de connaissance et d’indépendance. Sa place de femme-faire-valoir n’est pas la sienne, elle décide de s’émanciper du giron marital et de prendre son destin en main. En 1903, à vingt-cinq ans, elle obtient son baccalauréat, puis deux ans plus tard, un diplôme de chimie et sciences naturelles. Mais c’est dans la médecine qu’elle souhaite s’accomplir. Elle s’inscrit donc à la Faculté de Médecine de Paris et réussit le concours de l’externat en 1908 pour ses trente ans. Elle commence son cursus dans le service de chirurgie du professeur Morestin. C’est ici qu’elle se découvre une passion pour la chirurgie réparatrice. Une autre passion naîtra à cette époque, celle qu’elle entretiendra avec un autre externe nommé André Noël. 1908 est également l’année de naissance de sa fille Jacqueline, dont l’origine paternelle est incertaine. Les deux amants trouvent ensuite une place dans le service de dermatologie du professeur Brocq. Elle s’initie alors au maniement de la douche filiforme, un ustensile à projection de jets d’eau très fins permettant de gommer et d’affiner le derme par détersion. Tiraillée entre sa vie de famille, son amant et ses études, elle prépare le concours de l’internat qu’elle passe en 1912 et qu’elle réussit brillamment en se classant quatrième sur soixante-sept.
C’est à l’occasion de son passage dans le service de Brocq qu’elle rencontre Sarah Bernhardt, actrice française de renommée internationale. En effet, « l’Impératrice du théâtre » comme la nomme Victor Hugo, revient des Etats-Unis où fut pratiqué un lifting du haut du visage. Suzanne Pertat pense pouvoir faire mieux, et c’est ainsi qu’elle commence à exercer son art sur l’un des visages les plus connus au monde. L’intervention est un succès, sa carrière est lancée. Elle continue à pratiquer la chirurgie esthétique pendant deux ans.
1914 ! La Grande Guerre éclate.
Les deux hommes de sa vie sont mobilisés. Le manque de médecins et les surplus de soins à prodiguer obligent l’état à promulguer un décret autorisant les internes en médecine à pratiquer sans avoir soutenus leur thèse. Seule avec sa fille, elle s’occupe de maintenir l’activité du cabinet de son mari tout en poursuivant ses stages à l’hôpital.
En 1915, Henri Pretat est en contact avec des gaz chlorés. L’atteinte respiratoire est immédiate. Il rentre du front extrêmement malade, amaigri et insuffisant respiratoire. Enchainant les hospitalisations, il contracte la tuberculose qui l’emporte en 1918. André Noël rentre quant à lui saint et sauf. Suzanne et André se marient en 1919. André Noël passe sa thèse (en grande partie rédigée par sa femme) et s’installe en libérale. Suzanne devenue Noël n’a pas besoin de soutenir sa thèse car elle peut exercer sous la licence de son mari.
Elle exerce donc la chirurgie esthétique en se forgeant patiemment un nom dans la capitale. Quelques années de répit avant qu’un nouveau drame ne frappe sa vie. Agée de quatorze ans, sa fille Jaqueline tombe gravement malade et meurt en 1922. André sombre alors dans une profonde dépression et n’exerce plus ou très peu la médecine. Suzanne est forcée de mettre son chagrin de côté pour subvenir aux besoins du couple.
En 1923, cette dernière est approchée pour monter le premier club Soroptimist en France. Il s’agit de clubs féminins promouvant des idées féministes.
Suzanne Noël ayant bataillé sa vie durant dans le milieu masculin y voit une façon de s’extraire de son environnement familial devenu toxique. En effet, André devient de plus en plus ingérable avec des crises dépressives parsemées d’idées délirantes.
En 1924, alors que le couple traverse un pont de la capitale, André, dans un mouvement de folie se jette dans la Seine. Après s’être débattu un moment, le poids des vêtements et des chaussures l’épuise et l’entraine vers le fond où il meurt noyé.
Tristement seule, Suzanne va transformer son chagrin en carburant pour avancer. Avant toute chose, valider sa thèse. Veuve, elle doit subvenir à ses besoins. Elle défend donc ses travaux et les valide en 1925, elle a quarante-sept ans.
Maintenant plus rien ne peut la freiner. Bourreau de travail, elle enchaine les interventions dans son cabinet au centre de Paris. Elle publie en 1926 un ouvrage intitulé « La chirurgie esthétique : son rôle sociale ». Femme libre, elle se plonge dans le mouvement Soroptimist et est à l’origine de la création des clubs de La Haye, Amsterdam, Genève, Berlin, Vienne, Anvers, Oslo, Budapest, Pékin, Tokyo, …
Elle mène la grande vie faite de voyages et de fêtes extravagantes.
Portée par sa force tranquille mais inlassable elle réussit à se faire reconnaitre et respecter de ses paires. Là où ses études et ses ambitions étaient moquées, elle est maintenant un nom de la chirurgie et en parallèle une autorité des mouvements féministes du début du XXe siècle.
Elle mettra au point des techniques chirurgicales reprises et publiées. On lui doit également de nouveaux instruments dont certains sont encore utilisés aujourd’hui.
Elle pose également, à petite échelle, les fondements de la psychologie de la chirurgie esthétique en s’inquiétant des répercussions du geste sur l’opéré(e) et sur son entourage.
Sa vie militante est bien remplie en menant des combats comme le gel des impôts pour les femmes et surtout, avec les « suffragettes », pour la lutte en faveur du droit de vote.
En 1936, à cinquante-huit ans, elle est atteinte par la cataracte. Opérée avec succès par le docteur Charles Coutela, elle doit tout de même diminuer son activité. C’est le début du déclin de sa carrière.
Moins active, elle reprendra du service pendant la seconde guerre pour dit-on aryaniser des visages juifs et ainsi leur permettre de passer entre les mailles du filet nazi.
Elle exercera encore après la guerre jusqu’à ses soixante-quinze ans. Faite chevalier de la légion d’honneur, cette chirurgienne hors du commun s’éteindra le 11 novembre 1954.
La légende veut qu’elle ait été l’une des premières à réparer les gueules cassées pendant la grande guerre, puis qu’elle ait opéré des résistants pendant la seconde guerre mondiale pour changer leur visage et leur permettre d’échapper à la gestapo.
Il n’existe pas de preuve de ces exploits, mais même sans eux, son parcours de vie suffit à forger le respect.
Heurtée par les pertes successives, jetée dans un monde d’homme, elle a su continuellement avancer, convaincre et s’imposer avec la plus belle légitimité qu’il soit, contre vents et marrées elle a su, grâce à la puissance de ses convictions, faire oublier sa condition de femme pour être vue comme ce qu’elle était, un grand Homme, une grande Femme, une splendide chirurgienne.
Iconographie:
1-Portrait de suzanne Noël par J. vermoul
2-Suzanne Noël, en pleine opération, en 1953 à l'âge de 75 ans, François Denoncin / Ville de Paris – Bibliothèque Marguerite Durand
3--Suzanne Noël en train d'opérer, 1925 , Suzanne Desbois / Ville de Paris - Bibliothèque Marguerite Durand
4-La chirurgienne Suzanne Noël en 1949, François Denoncin / Ville de Paris – Bibliothèque Marguerite Durand
Comments