Madame B. arrive dans mon service de médecine polyvalente parce que son corps chauffe : fièvre et syndrome inflammatoire. Elle est irritée de l’intérieur. En médecine, syndrome inflammatoire, c’est comme le voyant moteur sur votre tableau de bord, ça annonce un problème sans en dire plus. Charge à moi de savoir quelle pièce est défaillante.
Dès l’entrée, on m’explique bien que cette patiente est grabataire, elle ne marche plus depuis des semaines voire des mois. Entre les lignes, il faut comprendre qu’il n’est pas très utile de s’acharner dans les explorations. Pourtant, quelque chose me chagrine. Elle n’a pas le profil d’une grabataire. Elle reste tonique tant par sa verve que dans ses gestes. Je fais quand même réaliser un scanner: Eurêka, découverte d’une masse juste à côté de la quatrième vertèbre lombaire, une tumeur qui s’invite dans l’os de sa colonne vertébrale entrainant donc des douleurs lombaires invalidantes.
L’histoire était celle-ci : madame B. avait commencé à se plaindre de lombalgies modérées il y a plusieurs mois. Les douleurs se sont accentuées pour la tordre comme le feu mord le métal. Sa colonne a donc commencé à se plier en deux puis, lorsque le mal est devenu plus brutal, elle s’est couchée pour ne plus avoir à bouger.
Cette découverte changeait tout. Il ne s’agissait plus d’une vielle dame rétamée par la vie ou de multiples maladies, on comprenait que l’origine se trouvait là. Tout était lié à cette boule qui, si elle était traitée, pouvait la restaurer.
On enchaine donc les examens, scanner, imagerie nucléaire, biologies sanguines. Le tableau se dessine et j’entrevois dans le brouillard de résultats la silhouette d’un lymphome.
Pour le qualifier officiellement il faut taper dedans. Un geste sûr pour un diagnostic pur.
Pour se faire il faut un médecin capable de voir à travers la chaire, un être doté d’une vision à rayons X, un radiologue. Le rendez-vous est pris, difficilement, planifié, dans longtemps, mais on patiente, parce qu’une fois analysé, nous pourrons traiter et qui sait, la faire de nouveau marcher. On anticipe donc sur la demande au centre de rééducation. Centre spécialisé dans les prises en charge cancérologiques, qui dit mieux ?
Sur le papier, tout était bien huilé pour que la machine fonctionne. Vient le jour de la ponction sous scanner. Je suis dans une bonne journée, je suis heureux que l’on avance pour cette dame à laquelle je me suis tout de même attaché malgré son côté tatie Danielle. Je suis en pleine visite quand le téléphone se débat dans ma poche. Cette vibration contre ma hanche qui me sort séance tenante de mes réflexions. Au bout du fil, la manipulatrice radio qui m’explique que le geste ne sera pas réalisé. Madame B. est incapable de tenir sur le ventre pendant la durée de l’intervention, on arrête tout !
Je raccroche et appelle immédiatement mon confrère radiologue. Il m’explique d’une voix détachée qu’il ne peut pas réaliser le geste. Je demande à savoir s’il s’agit d’une impossibilité physiologique ou si la patiente angoisse. Il me répond « les deux ». J’insiste, je veux être sûr qu’on donne ses chances à cette dame. Le radiologue s’impatiente, la malade n’est de toute façon plus sur la table. Il faut reprogrammer le geste pour qu’il soit réalisé en décubitus latéral, comprenez sur le côté. Pourquoi ne pas poursuivre maintenant ?
Docteur H. ne sait pas faire, seule Docteure P. pourra nous aider. Il me demande donc d’organiser un nouvel examen.
Je ne suis ni secrétaire de radiologie, ni manipulateur radio, ni radiologue. Plutôt que de coordonner les choses comme je le ferais pour un problème survenant dans mon service, le radiologue délègue.
Je m’y tiens. Une nouvelle demande est faite expressément au docteure P. et envoyée aux secrétaires du service d’imagerie. Débute alors une attente. Les jours commencent à s’égrainer et la vie de la patiente se joue à l’aune de cette expectative. Son existence, ces quatre-vingt-deux années de vie, ses joies, ses espoirs, ses tristesses, ses aventures, ses ruptures, tout cela se déroule devant nous, devant moi. Nous appelons à tour de rôle mon interne et moi pour s’enquérir de l’évolution. Le docteur P. ne travaille pas en ce moment. L’état de la patiente se détériore. Le feu brûle en elle et la consume patiemment.
La demande de rééducation est refusée. Patiente grabataire, pas de diagnostic, tout le monde dévie le regard et personne ne s’inquiète de cette pauvre dame. Dans l’attente je décide de la renvoyer à l’EHPAD pour sauver ce qu’il reste de son moral. Débute pour moi dix jours d’absence. A mon retour, je découvre dans mon tas de mails inutiles un courrier du secrétariat de radiologie. La deuxième demande envoyée explicitement au docteur P. est arrivée au docteur H.
Comme vous avez suivi, vous savez qu’il ne me sera pas d’une grande aide. Retour à la case départ. Bien évidemment, le mail a été envoyé le lendemain de mon départ, un courriel automatique a été rédigé pour prévenir de mon absence mais personne n’a pris la peine de contacter mes collègues…
Nous sommes deux mois après l’arrivée aux urgences de madame B. Dès mon retour je m’empresse d’organiser une biopsie avec le bon médecin. Créneau obtenu dans 5 jours, chouette, je vais rattraper le coup. Appel de l’EHPAD : « Nous sommes désolé, mais madame B. ne pourra pas avoir sa biopsie, elle est en fin de vie, elle va nous quitter ».
Je lui avais promis d’y arriver, je lui ai menti. Maintenant elle est au bout. Le brasier a consumé tout ce qu’il restait. Si être un bon médecin c’est se contenter de pratiquer avec un outil cassé, alors je n’en suis pas. Je propose toujours le meilleur de moi avec la naïveté d’user d’un système affuté. Malheureusement pour madame B. le système l’a tué. Les lenteurs, les manques de personnel, le je-m’en-foutisme, le déni, toute cette machine rouillée et déraillée m’a battu.
Aujourd’hui, elle attend d’entrer dans mon petit cimetière personnel, celui qui accueille les patients qui n’auraient pas dû disparaitre si tôt.
Iconographie: Grand Incendie de Londres, artiste incconu.
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