Publication spéciale Halloween. Âmes sensibles s'abstenir...
Comme toutes les histoires que j’ai le plaisir de vous retranscrire, celle-ci est véridique. Alors pourquoi dois-je le préciser cette fois-ci ? Je pense que vous comprendrez à la fin de ces feuillets.
C’est un jour étrange, une sombre journée de janvier. Ces journées longues et lugubres ou le seul horizon est un brouillard épais et froid. L’humidité s’insinue partout pour vous rappeler dans votre propre chair le temps qu’il fait à l’extérieur. La nuit dévore les quelques lueurs qui perçaient la masse grise et qui, sans transition, nous plonge dans la lourde obscurité dès les dix-sept heures passées. La nuit est ténébreuse. Il y a de multiples formes d’obscurité, celle-ci est volumineuse, elle envahit l’espace, elle est épaisse et palpable, elle vous confine dans votre bulle de solitude. Devant l’entrée des urgences, un triste lampadaire à la lumière jaune tente de vivre dans cette vapeur nocturne. À défaut d’éclairer, il donne à la scène une ambiance pesante.
C’est dans ce décors que se joue mon histoire. Je suis encore interne et la journée est curieuse. Je suis en binôme avec la docteure C., la baroudeuse des urgences. Quarante-cinq ans, un mètre cinquante, une démarche qui vous pousse avant qu’elle ne vous touche, elle mène le service avec une main de fer dans un gant de cuir tanné. Autant dire que ça file droit et sans qu’elle y mette les formes. Malgré cette rudesse affichée, elle est réglo avec ses internes et il ne faut pas le cacher, c’est surtout une urgentiste avisée. J’avais l’habitude de dire (pas à elle) que si je devais malheureusement avoir un gros pépin, j’aimerais ce médecin pour me secourir ou me réanimer. C’est donc avec cette femme que je suis en binôme pour une journée en enfer. La matinée n’avait pas commencé que déjà quinze patients étaient en « attentes non-vues ». C’est le petit chiffre sur le logiciel qui vous annonce la couleur de la journée. La coloration du jour était le rouge, rouge vif et abondant.
Mais qu’à cela ne tienne, on attaque par un bout, on courbe le dos et les patients s’enchainent à un rythme effréné. Ma cheffe me cadre et me dirige. Il y a cinq « salles d’examen » à faire tourner, alors il va falloir débiter du malade. Box vide, l’infirmier le remplit, installe le patient, prend ses constantes, il sort, je rentre, j’interroge, j’examine, je lance le bilan, je retranscris dans l’ordinateur, on sort le patient pour le mettre en « attente vue », je passe au box 2 pendant que le box 1 se remplit et ainsi de suite. La « tigresse des urg » s’occupe de surveiller, de récupérer les bilans, de trouver des places aux patients, de réorienter mes idées et de voir quand même quelques patients pendant que j’examine les miens. Efficace, mais éreintant. Les minutes passent et les heures s’enchainent sous les néons pourvoyeurs de lumières artificielles. Les malades vont mal, ils souffrent, ils vomissent, ils font la tête, la saison est celle des dépressions, il fait froid et morne et la plupart des gens attendent depuis plusieurs heures. La tension est palpable. Une ombre rode dans les couloirs. C’est alors qu’arrive la créature, un vent froid s’engouffre dans le couloir et caresse l’échine de tous ceux qui étaient présents. Une femme arrive comme possédée. Elle est sur le brancard, un t-shirt blanc taché de rouge, les yeux révulsés elle est immédiatement placée dans l’enceinte des urgences vitales. Le motif d’entrée et « hémoptysie », elle crache du sang. Pas besoin de diplôme de médecine pour comprendre que cracher du sang à vingt et un an ce n’est pas très rassurant.
Le médecin en poste dans ce secteur est allé dépanner sur une suture difficile, l’autre médecin du SAMU est parti en intervention, c’est donc ma cheffe qui prend les choses en mains. Examen, interrogatoire, surveillance renforcée, la patiente lui prend du temps. Les constantes restent rassurantes malgré un comportement agité.
La jeune femme est surveillée, branchée et piquée, ma cheffe se permet donc de revenir dans la boucle des box et elle regagne la fureur de la clinique.
Deux heures et quelques patients plus tard, le bilan tombe, il n’y a pas grand-chose à se mettre sous la dent que les jets de sang. La patiente révèle avoir été à une fête chez des amis quand l’hémoglobine à jaillit. Impossible de laisser le moindre doute, il faut demander un scanner. La soirée se lance et la garde avec. Je dis au revoir à mes co-internes du jours et accueille mes compagnons pour la nuit. Ma supérieure et moi restons, nous devenons le trait d’union des deux équipes.
Le temps égraine avec rigueur ses précieuses secondes et je vois de moins en moins le docteure C. dans mon secteur. Cette dernière semble de plus en plus accaparée par cette cracheuse de globule. Le scanner réalisé, c’est maintenant l’attente du compte rendu, mais avant qu’il ne soit rédigé, la patiente devient hystérique, cris, hurle à la mort. Pas de douleur, pas de sang, juste les hurlements d’une patiente souhaitant sortir des urgences. Elle clame haut et fort être en bonne santé. Je laisse le cerbère de l’hôpital gérer la possédée et je retourne dans le bureau pour clôturer un dossier.
Quelques minutes s’écoulent quand apparait l’urgentiste à la mine déconfite.
Ce médecin pourtant si fermée arrive décontenancée. Quels mots, gestes ou révélations ont pu avoir raison de ses vingt années de bouteille ? Elle déambule dans le couloir avant de venir s’assoir et me lancer ce court réquisitoire : « Je n’ai jamais vu ça ».
Je me souviens d’avoir vu ce bloc d’autorité posé là, sur une chaise à roulette, sans aucune réaction qu’un petit mouvement de tête, une négation lancée dans l’air pour nier la misère.
La lumière ambrée pèse sur son visage quand elle se décide à me décrire la scène.
Alors qu’elle était en train d’expliquer à cette jeune femme qu’il est indispensable d’éliminer de graves diagnostics avant le la laisser rentrer, qu’un crachat de plasma de cette abondance est forcément signe d’une urgence, la patiente s’est énervée et a tonitrué :
« Voulez-vous savoir comment j’ai craché ce sang ? » accompagnant le geste à la parole, elle alla de sa main blanche chercher entre ses cuisses, un tampon imbibé qu’elle mit en bouche, suçât puis crachat le jus si délicat en gerbant : « Voilà comment j’ai fait » …
Suite à cette comédie dramatique, ma cheffe est sortie de la pièce pour venir partager sa détresse.
Au final c’est un psychiatre qui fut appelé pour panser la patiente qui refusa toute thérapie et sortie contre notre avis.
Nous n’avons aucune explication à cette folie, peut être réclamait elle de l’attention, mais pas de fin mot à cette histoire, voilà l’épilogue de cette journée bizarre.
Iconographie: Dexter wallpaper, origine inconnue
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