Je suis rentré de vacances il y a une semaine à peine et j’ai donc pris à ma charge un secteur d’hospitalisation . Il n’y a rien de pire que de reprendre les dossiers d’une consoeur ou d'un confrère. En effet, lorsqu’on s'occupe de l’entrée d’un patient soi-même, on s’imprègne de son histoire, de ses antécédents et de son examen clinique. On sent encore au bout de nos doigts le grain de sa peau et la rénitence de son abdomen, on entend encore le bruit du souffle de son cœur, on se souvient de la valeur de son taux de sodium, on garde en mémoire les images artificielles de son scanner et on visualise l’ensemble des éléments de son dossier pour en faire la synthèse. Les patients arrivent progressivement dans notre escarcelle et régulièrement la patientèle se renouvelle. Avec un roulement d'environ deux patients par jour , nous avons le loisir de maitriser les tenants et les aboutissants des dossiers et ainsi d’élaborer une vue d’ensemble de ces dix malades pour diriger au mieux leur prise en charge.
Quand on revient de vacances, point de période de latence, on doit reprendre immédiatement dix patients inconnus qui ont été gérés par un collègue qui, aussi formidable soit-il, n’aura pas organisé les choses comme vous l’auriez souhaité.
Il s’agit donc de hiérarchiser rapidement les dossiers de « sensibles » jusqu’aux patients « moins urgents ». Ensuite vient la phase de lecture de l’ensemble des documents depuis l’arrivée du patient jusqu’au jour de reprise en espérant que tout ait bien été détaillé dans le dossier. Il faut ingurgiter, mémoriser, synthétiser la globalité en une matinée. Bref, belle journée en perspective.
Les plages corses me semblent déjà très lointaines quand je pénètre dans ce long couloir sans issue de la médecine polyvalente. Je commence le tri de mes malades : Un choc septique (à voir en premier), une fièvre (à voir en deuxième), une rougeur sur la jambe (en troisième) et ainsi de suite. En tout, six patients déments dont trois déambulants, une « crieuse » et une « psy ».
« Psy », un mot que je n’apprécie guère, car malgré ma description précédente, je déteste attribuer une étiquette aux patients. Tout d’abord, pour éviter de les enfermer dans une case et donc éviter de les stigmatiser, ensuite, parce que le patient n’est pas une pathologie. Le patient est un système complexe atteint par une pathologie, ce qui fait toute la différence. Mais comme dans la vie, parfois, lorsque l’on est pressé, le cerveau cloisonne et range dans des cases pour y voir plus clair. Ce n’est pas grave, c’est même tout à fait naturel, il faut seulement savoir prendre du recul dans un second temps pour ne pas s’enkyster dans des réactions primaires. Ce matin-là, je ne déroge pas à la règle et je place la patiente dans un petit tiroir.
Les « psy » de nos services sont des patients qui souffrent d’une pathologie psychiatrique et qui échouent ici soit pour régler un authentique problème médical, soit pour s’assurer qu’un trouble et bel et bien psychiatrique en éliminant le somatique. J’avoue que lorsque j’ai fait la connaissance de madame S. qui sortait de l’hôpital psychiatrique et qui était chez nous pour une constipation, j’ai clairement survolé son dossier. J’avais autrement plus de choses à faire que de m’occuper d’un caca coincé…
J'ai donc replongé en apnée dans les affres des autres dossiers avec mon acolyte pour la semaine, j’ai nommé Mat, mon interne.
Après s’être affairés à solutionner les problèmes impérieux, nous passons tout de même voir notre malade en coup de vent. Nous nous assurons qu’elle ne requiert aucun soin urgent et reprenons le cours de notre pérégrination dans le courant des souffrants.
C’est plus tard dans la semaine que nous prennons enfin le temps de s’imprégner du cas de notre patiente. Son discours ne s’articule qu’autour d’un seul objet, son intestin. Trop lent, bouché, abîmé, foutu, innexistant, celui-ci n’expulse plus son fruit depuis plus de quatre mois et demi. Il va de soi qu’une constipation si ancienne est impossible. Mais la patiente persiste et signe, elle est pleine et les boyaux s’acharnent à ne plus se vider. Le scanner réalisé lui donne raison, celui-ci met en évidence une stase de selles formelle, il y a bel et bien un bouchon. Au fil des jours, Mat et moi passons de plus en plus de temps dans la chambre car notre résidente s’emploie à nous délivrer au compte-goutte des informations sur sa situation. Un jeudi, alors que rien ne le présageait, elle nous offre cette auto-analyse qui ne souffre aucune contradiction.
Nous nous asseyons pour poser là un cadre de stabilité. La patiente, quant à elle, va et viens dans la chambre, se triturant les mains, parlant sans nous regarder, nous tournant parfois le dos, revenant face à nous puis bifurquant derrière. La marche est chaotique mais le monologue suit son fil sans dévier. Elle avoue avoir toujours été « dans ses pensées » depuis son plus jeune âge. Ne voulant importuner personne, elle a accumulé les peines, les regrets, les souffrances, les errances, les déceptions, les passions, les humiliations, les frustrations, les contrariétés sans jamais l’évoquer. C’est l’instant où tout s’éclaire, plein la tête et plein le ventre, elle garde tout en elle comme des boulets qui encombrent son transit. Elle prend conscience que la prise en charge de l’un de va pas sans l’autre. Elle qui s’est toujours plaint des boyaux avait délaissé le cerveau. Cette éponge émotive reçoit mais n’émet rien. La patiente zéro émission, rien ne sort ni de la tête ni des intestins. Comme elle s’oubliait dans la vie, elle niait son système digestif. C’est alors que le ventre devenait l’allégorie de la tête. Cette patiente dépressive développait une négation d’organe, un authentique syndrome de Cotard. Mais l’analyse va plus loin, car madame S. se voyait affubler d’un autre syndrome. Cette patiente pleine comme un œuf, exprimait cette plénitude d’une autre manière. Chaque objet, chaque élément matétiel entrant dans son champs de gravitation plus jamais ne la quittait. Son appartement était encombré de tout ce qu’elle pouvait rencontrer : vêtements, journaux, emballage, cartons et papiers, outillages, objets de la vie, tout s’accumulait, tout débordait, la collection devenait ingérable, elle se voyait ensevelie sous les décombres qui aggravaient sa peine et définissaient le syndrome de Diogène. Elle avait accumulé dans son cortex, dans les virages de ses intestins, dans sa maison jusque dans les moindres recoins, tout ce qui avait pu venir à la portée de sa main.
Cette constipation était bien plus que ce qu’elle paraissait être, elle était l’expression criante d’une âme souffrante, l’œuvre psychosomatique d’un cerveau rassasié et débordé.
Nous assistions en direct à la description d’une torture, celle d’une patiente clairvoyante, dépossédé de sa vie et qui avait perdu les commandes de son existence. Persuadé qu’elle ne pourrait jamais se sortir de cette vie régit par des lois qui lui étaient étrangères, tel un trou noir elle s’acharnait à collecter chaque morceau de vie pour garder l’illusion de la contrôler. Elle comblait le vide immense créé par sa dépression avec comme seuls compagnons Cotard et Diogène. Tous deux tentaient désespérément de lui procurer une sensation de plénitude pourtant illusoire car on s’épuise toujours à remplir un entonnoir.
L’urgence n’est pas toujours où l’on croit. Cette patiente n’était ni une « psy » ni une « somatique », elle était l’expression complexe du lien entre la tête et le reste. Nous avons donc traité les deux pour je l'espère, laisser partir la patiente un petit peu plus légère…
Iconographie: Diogène par Jules-Bastien Lepage
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