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Photo du rédacteurLes carnets d'Asclépios

OUVRIR LES CICATRICES

Dernière mise à jour : 30 mai



Aucun médecin n’est complet, c’est d’ailleurs pour cette raison qu’aucun d’entre nous n’est capable de travailler seul. Je dis ça parce que nous avons tous nos faiblesses. Mon diagramme de Kiviat à moi présente quelques branches trop courtes. Si j’essaie d’améliorer celles qui me font défaut, il reste toujours certains sujets sur lesquels je suis mal à l’aise mais c’était pire lorsque j’étais plus jeune.

Je me souviens qu’étant interne, je présentais des lacunes que je réussissais à masquer par des pirouettes. Par exemple, lorsque mon chef me demandait de prescrire de la Tazocilline comme on commande un café, je n’ai pas toujours eu le courage de demander : « de la TAZO quoi ? Quelle dose ? combien de temps ? ». Alors je répondais avec un grand « Oui, bien sûr ! ». Puis je me cachais devant mon écran d’ordinateur, j’ouvrais la page web du Vidal en maintenant le curseur prêt à la réduire si mon supérieur ou un autre interne venait à surgir dans le bureau. Lecture expresse, petite perle de sueur sur le front. « Tazocilline, Tazocilline, dis-moi quelle est ta posologie, et tes effets indésirables, et tes interactions, et ta durée d’action… oh Tazocilline délivre moi les secrets de ta potion ». Après quelques incantations et une petite frayeur pour l’égo, le patient recevait sa dose de quatre grammes trois fois par jour pour dix jours.

Grâce à ces petites escobarderies, je suis devenu bien meilleur en antibiothérapie.

Un sujet sur lequel j’ai mis très longtemps à évoluer, c’est la prise en charge des escarres. Comme si je les découvrais pour la première fois après six années d’études, je me suis trouvé bien imbécile lorsqu’au pied du patient l’infirmière me demande, docile : « alors, que fait-on comme pansement ? »

Je ne sais pas si mes cours étaient passés par la trappe sous ma tête ou si j’ai fait un déni et les ai jetés aux oubliettes, mais force et de constater que je me retrouvais coincé.

Dans un grand moment de bravoure j’ai répondu très glamour : « Vous aviez mis quoi dessus ? »

Réponse : « Charabiaavecnomsdepansementsinconnus »

« Et bien vous n’avez qu’à refaire la même chose ».

Et c’est passé comme une lettre à la poste. J’avais réussi par cette entourloupe à masquer mon incompétence. Normalement j’aurais dû étudier pour me dépêtrer de la prochaine situation similaire. J’étais d’ailleurs ce genre d’interne, à potasser ses défauts pour m’élever plus haut. Je déteste mon ignorance, je dois combler, alors j’étudie, je travaille et j’apprends.

Pour les escarres, rien ! j’ai peut-être feuilleté quelques pages en pensant à la jolie infirmière qui passait derrière mais force est de constater que rien ne s’était imprimé.

J’ai repris le cours de ma vie d’interne et j’ai été confronté de nombreuse fois à la même situation pour laquelle je proposais à chaque fois la même chanson, la même prose : « Et bien vous n’avez qu’à refaire la même chose ».

J’étais devenu un expert en enfumage. Je formulais à la perfection ma phrase fétiche que je déclinais sous toutes ses formes : concentré, contemplatif, érudit, chuchoté, claironné, explicatif, incisif, ferme, pleine d’autorité, perplexe, rassurante, solennelle, impassible, et j’en passe et des plus belles. De toute les manières je classais l’affaire. J’étais couvert moralement et légalement par mon sénior, mon chef, mon tuteur, alors pourquoi avoir peur ?

Malheureusement, en médecine comme dans la vie, le voile se lève un jour sur les sournoiseries. Mon heure allait venir. Quelques années passent et c’est en jeune chef vaillant que je suis appelé au lit du malade pour donner mon avis sur une plaie. Je ne redoutais plus cette confrontation depuis que j’avais ma formule magique. C’est alors que l’infirmière dont l’expérience professionnelle n’avait d’égale que la mienne se met à trembloter quand très gênée elle m’avoue n’avoir aucune idée de ce qui se trouvait sur la plaie avant. C’est à mon tour de trembler… je n’ai jamais pris de décisions concernant un pansement. Frayeur, horreur, détresse, crainte, panique, cauchemar, trouille, poltron, couard, au revoir.

Quand on est morveux, il faut se moucher. J’ai tenté le coup de bluff, j’ai ordonné un pansement, l’infirmière s’est accomplie et j’étais tranquille jusqu’au lendemain.

Cette fois-ci j’ai bossé pour de vrai et longuement. Toute la soirée dans mes vieux cours dépoussiérés, un œil sur l’ordinateur, l’autre dans mes ouvrages et je suis devenu beaucoup plus à l’aise avec la réfection de pansement et notamment des escarres. Mais les cicatrices de l’ignorance restent toujours apparentes et l’histoire qui va suivre est parlante.

Plusieurs années s’écoulent…

Je suis médecin dans un service de médecine polyvalente. Ayant gagné en maturité et acquis le sens des responsabilités, j’ai appris à ne plus me laisser désarçonner par ma méconnaissance. Soit je sais et le sais solidement, soit je ne sais pas et je passe la main ou je m’informe sans louvoyer.

Dernièrement, j’accueille madame M. qui est passée par les urgences pour une sciatique hyperalgique. Cette femme qui est plutôt autonome à la maison se retrouve dans les couloirs de l’attente. En arrivant dans le service, elle s’est fabriquée une petite escarre du talon et une discrète au sacrum. Comme cette charmante dame ne se plaint de rien et insiste pour se débrouiller seule, elles ne seront découvertes que trente-six heures après son admission. Dès la découverte je déploie mon arsenal thérapeutique anti escarres : le matelas adapté, les soins locaux, la limitation de l’appui, l’alimentation enrichie. Je ne veux plus être l’instrument de la mise en danger du patient.

C’est alors que la patiente plutôt satisfaite de son séjour part en soins de suite et de réadaptation soulagée et stabilisée.

Quelques semaines plus tard je retrouve cette patiente dans mes lits pour un problème respiratoire. Elle a effectivement été transféré de son centre de rééducation vers notre structure pour une fièvre et une toux. Madame M. déclare une pneumonie que je traite efficacement par des antibiotiques (pas de Tazocilline mais de la ceftriaxone un gramme en intraveineux une fois par jour). Malheureusement à son arrivée, les escarres qui n’étaient que de petits points rouges sur le talon gauche et entre les fesses sont devenues d’énormes plaies profondes et suintantes. La patiente souffre et son état se détériore.

C’est alors qu’un jour, une des infirmières de mon service me dépose un mot sur mon bureau m’indiquant que la belle fille de Madame M. souhaite me parler. Je me souviens bien de cette dame qui m’avait déjà appelé lors de la précédente hospitalisation et qui semblait plutôt agréable et ravie de la prise en charge.

Cette dame est infirmière à domicile. Je décroche le téléphone, le fils de la patiente ainsi que sa femme, la fameuse infirmière, répondent en duo. Alors que je leur expose les principes du traitement actuel que je sais de bonne qualité, je me fais tout bonnement incendier. Le choc est rude. Lorsque l’on présente fièrement les résultats de son travail et que l’on est recalé, la fierté en prend un coup, mais je me reprends. La colère exprime souvent autre chose. C’est la femme qui prend les armes et elle m’explique d’un ton très condescendant qu’il est tout à fait inadmissible que nous ayons pu laisser se former des escarres de ce niveau. Ne pensant pas recevoir de coup venant de cette direction je suis un peu groggy et explique qu’effectivement depuis sa sortie de chez nous les plaies se sont considérablement aggravées. Mais elle revient à la charge en m’expliquant qu’en 2021 il est absolument inconcevable de voir apparaitre une escarre chez une personne âgée.

En effet, les escarres sont des plaies qui évoluent à bas bruits pour cribler le patient d’une malédiction creusant son corps fragile. Il est donc indispensable d’être agressif dans les soins et attentif sur la prévention. Malheureusement elles existent encore et existeront toujours et ce même avec les meilleurs outils de prophylaxie. Pour cette dame, le mal était fait aux urgences et la pierre n’est à jeter sur personne. Chez une patiente autonome et dans son état général, rien ne prédestinait cette patiente à s’abimer.

Mais malgré ces explications, les coups pleuvent. Je ne saisis pas encore à cet instant que le versant personnel de mon interlocutrice prend le pas sur le professionnel et j’argumente avec des explications médicales à une infirmière là où j’aurais dû m’adresse à une proche inquiète pour sa belle-mère. Ma locutrice continue de me charger et de m’accuser d’avoir condamner ma patiente. Même si je suis resté calme et concentré pendant l’échange, je raccroche le téléphone désarçonné. Je suis profondément atteint et les cicatrices encore visibles de mes incompétence passées se déchirent pour laisser place à une plaie béante. Cette dame a réussi à planter la graine du doute dans le terreau de mes incertitudes. Et si j’avais tué cette patiente ? La conversation m’a bousculé. S’il n’est jamais agréable de se faire tancer par une famille, c’est destructeur de penser que l’on a pu fauter au détriment d’une vie. Dans ce cas précis, on touche à un sujet qui m’a longtemps fait défaut. Je me sens donc fragile et je rentre chez moi abattu, la nuit est difficile.

Le lendemain mon sang ne fait qu’un tour, il faut que je sache si j’ai commis une erreur ou non.

Je termine donc ma visite et je m’enferme dans mon bureau.

Je reprends le dossier médical depuis le début, c’est-à-dire la prise en charge par les ambulances au domicile jusqu’à ce matin. Je passe en revue toutes les observations, les courriers, les dates et heures de prescription notamment des traitements anti escarres. Le dossier bien en tête je me replonge dans les dernières recommandations de prise en charge des escarres. Société de dermatologie, je lis, société d’orthopédie, j’étudie, société de gériatrie, j’approfondis. Au terme de ce marathon, force est de constater qu’aucune erreur n’a été commise. Malgré cela, je ne me sens pas soulagé. Les reproches de la famille me laissent un gout amer. S’il y a plainte, il est trop facile de se défausser en se cachant derrière les recommandations. S’il y a plainte, c‘est qu’il y a souffrance. Lors des appels qui ont suivi, j’ai pris le temps de creuser les revendications. Petit à petit les échanges se sont adoucis, j’ai appris que ce couple perpignanais se sentait dépossédé de la prise en charge par la distance. La belle fille infirmière se sentait investi d’une mission probablement renforcée par les demandes incessantes de l’entourage. La souffrance résidait dans l’inquiétude qu’il avait pour leur maman, pierre angulaire de la famille qui a connu une vie de souffrance. La voir finir ses jours comme elle les a toujours vécus a fait naitre un sentiment d’injustice chez les enfants qui aspiraient surement à un temps de tranquillité pour la matriarche.

Que s’est donc t il passé lors du premier appel ? pourquoi ai-je tant douté alors que je suis si souvent confronté aux doléances des familles ? J’ai simplement été aveuglé par par mes complexes passés. Je n’ai pas su voir le malaise de cette famille car j’étais arcbouté sur ma peur de l’erreur. La plaie de mon ancienne ignorance m’écartait de mon devoir de prévenance.


Nos faiblesses d’hommes font parfois nos faiblesses de soignant. Cette remise en question permanente est à la fois une faille dangereuse et une force permettant d’avancer toujours mieux armé. Quoi que nous fassions, nous restons des humains qui soignons d’autres humains avec toute la part de lumière et d’ombre que cela peut comporter. La plaie de ma patiente devenait la mienne et je veille chaque jour à ce que les miennes ne deviennent pas celles de mes patients.




Iconographie: Le masque de Jackson Pollock







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