Samedi 20 décembre, le sapin artificiel surveille le couloir, des guirlandes affriolantes semblent s’être perdues sur le mur blanc barré d’une frise rouge floquée « URGENCES ». Ici et là on trouve des boules en plastiques rouges, bleues, jaunes. Toutes sont pendues à un fils en polymère couleur or qui nous rappelle la fête à venir dans quelques jours.
Cette journée marque le début des vacances d’hiver. Le soleil à jour frisant qui m’accompagnait ce midi pour aller prendre ma garde semblait se refléter timidement sur de petits tas de neige en bord de route laissés là à mourir par les engins déneigeurs de la semaine passée. J’entame mes vingt heures de service relativement décontracté. Il n’y a ni trop, ni trop peu de personnes, je devrais avoir le temps de cadrer mes dossiers convenablement.
La parade commence avec un petit lutin de 5 ans à recoudre. Quelques points de suture sur une main, rien de méchant. La table en verre du salon, elle, ne se remettra pas d’avoir été traversée d’abord par un vase puis par l’enfant.
Je poursuis avec une douleur abdominale qui n’en est pas une, une colique néphrétique chez un patient frénétique, une crise d’angoisse qui passe, une cheville déboitée replâtrée… Une journée normale qui ne saurait entacher mon enthousiasme.
Comme à l’habitude, après avoir terminé avec l’un de mes malades, je me connecte à la matrice, le logiciel permettant de scruter en temps réel le statut des patients présents dans le service. Je constate que Monsieur P., arrivé depuis trente minutes, n’a pas encore été vu. Je scrute le dossier à la recherche du mot de l’infirmière d’accueil. C’est cette infirmière qui porte la lourde tâche d’être la première ligne du service, que dis-je ? de l’hôpital ! Quand un patient arrive aux urgences, c’est à elle qu’il a à faire avant toute autre personne. Une famille vient se plaindre, c’est pour elle, un patient agressif, un malaise dans le hall, des ambulanciers colériques, c’est l’infirmière d’accueil et d’orientation (IAO pour les intimes) qui tamponne. Bref, l’IAO a donc créé le dossier et décrit la situation en une phrase : bronchite aiguë, fièvre, maintien au domicile devenu impossible. Ça n’a l’air de rien, mais quand on a fureté assez longtemps dans les services d’urgences, on déchiffre très bien les codes de l’infirmière d’accueil. « Bronchite aiguë » ça implique une petite infection hivernale, pas de quoi fouetter un chat. « Fièvre » c’est plus ennuyeux, vu l’âge, quatre-vingt-un ans, on subodore l’hospitalisation à venir. Alors « maintien à domicile difficile », c’est la clé magique, le ticket d’or, le joker pour faire hospitaliser un patient en passant toutes les barrières sans embuche : médecin traitant, centre 15, IAO, urgences… aucun praticien ou examen ne peut y résister. Je n’avais pas encore vu le patient que j’amorçais l’esquisse d’un diagnostic et estimais la durée de l’escale hospitalière. Monsieur P. salle 5, c’est parti. Je m’extrais de l’aquarium, sors dans le couloir en m’interrogeant sur le bilan sanguin à demander, l’intérêt de la radiographie pulmonaire ou peut être même d’un scanner. Et puis il faudra lui trouver un lit. Gériatrie peut être ? Toujours dans mes pensées je pousse les portes coulissantes marquées du chiffre cinq, je décolle mes yeux du dossier, et j’aperçois un brave papi bien gaillard assis dans un brancard. Les barrières sont levées, elles encadrent un homme de quatre-vingt-un an, casquette plate à carreaux, pantalon côtelé velours marron, petite veste assortie, blouson beige, canne pendue à la barrière, sac de voyage et valise fixés respectivement aux pieds et sous le brancard. Le patient est posé là comme dans un hall de gare. Il attend l’appel pour sa correspondance vers la prochaine destination. Rien n’indique que cet homme est malade et pour cause. Je me présente puis l’interroge sensiblement désarçonné. Je me remets seulement de ma surprise de découvrir là un homme solide et bien portant à l’endroit où j’attendais un vieux fiévreux et déclinant. L’interrogatoire est simple, le patient ne sait pas ce qu’il fait aux urgences. Il dispose pourtant bien de toute sa tête, mais il ne sait pas. Il m’engage à discuter de cela avec sa fille… Je vérifie qu’il s’agit bien du bon patient : c’est bien lui. Je l’examine, il ne tousse pas, n’a pas de fièvre, tient debout, marche avec sa canne, se recouche.
Je confirme, ce patient n’en est pas un, il va bien.
Je lui demande de m’attendre ici, je dois tirer certaines choses au clair. Je vais à la rencontre de notre charmante gardienne de l’accueil et la questionne sur l’origine du patient. « -Il est arrivé avec une ambulance » me lance-t-elle. On ne trouve pas de courrier de médecin traitant, le patient ne sait pas ce qu’il fait là, quelqu’un a bien appelé le transport, mais qui ? L’enquête rapporte un élément : je découvre effectivement dans le dossier une feuille à laquelle on n’accorde assez peu d’importance en temps normal et qui se trouve être la feuille de régulation du SAMU. Lorsqu’un appel est émis au centre 15, il est enregistré, puis un compte rendu écrit est imprimé et envoyé au service d’urgence qui accueille la personne. Le précieux sésame précise que l’appel est l’œuvre de la fille du patient. En même temps, il me l’avait dit.
Note pour plus tard : écouter les patients.
Il faut absolument que je la contacte pour comprendre l’objet de l’admission de notre monsieur P. Pas de numéro dans le dossier et le charmant homme ici couché ne semble pas avoir de téléphone portable ou d’agenda téléphonique. Plus qu’une solution, appeler le centre 15. Par chance, tout est tracé, classé, enregistré, j’obtiens donc le numéro. Premier appel, répondeur ! Deuxième appel, répondeur ! La journée commençait pourtant si bien. Je me lance dans une autre activité en me demandant ce que j’allais faire d’un brave homme de quatre-vingt-un ans qui n’est pas malade. Gérer des malades je sais faire, j’ai appris pendant six ans à l’université, mais des gens bien portants… Je retourne vers le voyageur qui attend son train depuis maintenant plus de trois heures. Alors que je lui explique qu’il va bien, qu’il n’est pas malade, il me coupe et s’exclame d’un ton péremptoire : « -Evidemment que je vais bien. Pourquoi voudriez-vous que je sois malade ? » Décidemment je ne sais pas gérer les patients sains. Je lui explique donc qu’il a dû y avoir méprise et que l’examen étant normal (ainsi que le bilan sanguin que j’avais tout de même demandé pour ne pas être piégé), je vais le faire rentrer à son domicile. C’est à ce moment que monsieur P. me donne le coup de grâce : « Je n’ai pas les clés, c’est ma fille qui les a !»
Les ragots prompts des affirmations de cet homme blessent mon cœur d’une langueur sonotone…
Cela fait quatre heures que je perds patience à rendre malade ce patient bien portant. Je joue mon va tout, je tente un nouvel appel, ce numéro est mon seul espoir, je dois joindre sa fille. Je compose le numéro, un peu fébrile, colle l’appareil à mon oreille un peu groseille, première tonalité, espoir, deuxième tonalité, illusoire, troisième… « -Allo ? » victoire. Enfin, me voilà sauvé, j’ai en effet appris du patient que sa maison jouxte celle de sa fille, je vais renvoyer le patient et clôturer ce dossier.
Note pour plus tard : ne pas vendre la peau de l’ours.
Après avoir expliqué qui j’étais, je demande à cette dame quel était le réel objet de l’appel au 15. Elle m’explique de manière légèrement confuse que son papa a présenté une discrète fièvre et qu’il a toussé. Fière de ma bonne nouvelle, je la rassure en lui disant que tout va bien et qu’il va pouvoir rentrer à la maison. Un léger blanc s’installe, juste suffisant pour entendre des bruits, mon interlocutrice est en voiture. Je réitère mon annonce… nouveau blanc. C’est alors que j’entends un homme bougonner à côté. La charmante fille de monsieur P. m’explique, tout de même gênée, que tout cela tombe très mal car son compagnon, ses enfants et elle-même partent en vacances et qu’il serait tout de même bien que nous gardions quelques jours son papa. Je regrette que nous n’ayons cette capacité transcendantale à se voir de l’extérieur, car le tableau était certainement magnifique. Un jeune interne qui se liquéfie sous le poids de l’inhumanité. Au fil de mes objections, la qualité de l’appel s’est curieusement détériorée pour ensuite se rompre. Fin de tonalité.
Je me retrouvais donc avec ce charmant monsieur P. laissé là, en gardiennage avec ses valises. Je n’ai jamais eu le courage de lui expliquer le motif de son hospitalisation.
Note pour plus tard : Ne jamais laisser mon pépé dans un coin.
Iconographie: Agecanonix, Les aventures d'Astérix et Obélix par Goscinny et Uderzo.
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