Il y a peu, j’ai réussi à me faufiler dans l’embrasure d’une porte pour contempler la vie d’un de mes patients. Ce que j’y ai vu est vertigineux, je me suis approché pour tomber dans ce récit.
Je reçois dans mon service un jeune homme de 98 ans. Il transpire de l’eau de jouvence. La mécanique est huilée, l’unité centrale ne rame pas, le bicylindre fonctionne comme à 20 ans (ou presque). Il vit seul, se fait à manger, il conduisait encore quelques semaines auparavant, il bricole, il n’a pas prévu de décoller de cette planète pour le moment. Son principal problème réside dans une perte progressive d’acuité visuelle. Á son âge, on a le droit d’avoir les phares un peu usés. Malheureusement c’est ce qui le conduira dans la machine hospitalière. Les yeux se chargent d’un brouillard de vieillesse et il suffit de quelques pas d’allégresse pour que le coin du tapis le ralentisse et que le bonhomme s’aplatisse. La chute de l’homme augure une fracture de son ossature. Douzième vertèbre thoracique fendue et le voilà alité et tordu.
La prise en charge est classique mais rapidement je me prends d’amitié pour cet homme quasi centenaire. Au cours de nos discussions, je perçois un très discret accent que je n’ai pas coutume d’entendre dans l’établissement. Au fil des mailles de nos échanges, il éclaircie ses origines. L’homme est étasunien. C’est alors que le médecin s’est éclipsé, modeste, devant le bloc de vie de ce livre vivant. Le premier chapitre s’écrit en 1923, il débute sa vie dans la banlieue de Washington. D’une famille modeste mais stable, il s’assure une bonne éducation. Quand le moment est venu, il s’engage dans l’armée. A vingt et un an, il est parachuté en France quelques jours avant le 6 juin 1944. Il restera deux ans à libérer un pays perdu sur un continent inconnu. A mille lieues des intentions discutables de son gouvernement, cet homme se jette dans les pages de l’Histoire pour nettoyer le monde de la tyrannie. Après une année à avancer difficilement mais progressivement sur Berlin, il reste encore une année de plus pour organiser le démantèlement des camps, la réorganisation de l’Europe et le rétablissement de la démocratie. C’est à Paris que la guerre laisse place à l’amour. Le jeune Boy d’outre atlantique tombe sous le charme d’une jeune parisienne d’à peine la vingtaine. La ville fraichement libérée laisse rapidement transpirer sa vraie nature, la fraicheur des bords de seine, la musique et les lumières, ses galeries d’arts, ses petits cafés et ses grands boulevards. Un écrin d’insouciance après six ans de souffrance. Mais la parenthèse est de courte durée. Le jeune homme est rappelé car le pays a besoin de lui. Il garde contact avec la demoiselle et ne manque pas de revenir en France dès qu’il le peut. Au cours de l’un de ses retours, la parisienne lui annonce une bonne nouvelle, de nouvelles pages vont s’écrire, notre soldat ramène dans ses valises une française et un fils en devenir. 1955, il doit abandonner tout le monde, c’est l’Asie qui le mobilise. La guerre du Vietnam éclate et l’homme quitte sa terre natale pour combattre l’ennemi communiste.
Le patient ne s’étend pas sur cette partie de sa vie. Suite à cet épisode, s’en est fini pour lui des champs de batailles. La petite famille qui s’est encore agrandie revient en France et notre personnage principal poursuit sa carrière militaire attaché à un détachement européen (Bel oxymore). Il termine lieutenant-colonel puis profite tranquillement de la vie dans notre beau pays jusqu’à ce qu’il atterrisse dans ce lit.
C’est une chose étrange que d’être le témoin du crépuscule d’une vie qui a fait l’Histoire. Comme si toutes ses aventures n’étaient qu’une parenthèse avant que tout ne s’arrête. Je m’attriste de contempler la disparition d’un livre vivant, un autodafé programmé de ce patrimoine universel mais éphémère qui trop souvent se perd. Cet homme n’ayant pas écrit ses mémoires, c’est dans sa tombe que mourra l’histoire.
Mais moi, derrière ma lorgnette, j’ai la chance d’avoir été le témoin de ce morceau du récit qui disparaitra dans les limbes de l’oubli. Par ce témoignage peut être ces morceaux de vie s’assureront un peu de sursis.
J'ai vu passer une frise gravée sur un monument vivant, le témoin de la vie et du temps, un Homme monument, le monument man.
Iconographie: L'ancien et le nouveau par Roger Gauthier
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