Il y a un an, je quittais le service de médecine interne dans lequel je travaillais depuis que j’étais devenu un vrai docteur avec une vraie thèse.
Trop de stress, aucune reconnaissance, un système hospitalier pourri, une administration et une gestion de l’hôpital vicieuse à en faire pâlir les anciens cadres de chez Orange…
Bref, j’ai choisi de m’extraire de cette ambiance avant d’y laisser trop de plumes. Le mal commençait déjà à me ronger : fatigue, agressivité, colère, insomnie, tabac… je basculais gentiment du côté obscur.
Mais avant de partir j’ai eu une lueur d’espoir, un patient m’a redonné la foi. J’ai donc accueilli celui que je nommerai Benjamin pour respecter le secret médical.
Benjamin a dix-huit ans, il est beau garçon, il a une famille solide, une petite amie très mignonne, il est apprenti pour devenir chauffagiste, il est insouciant et la vie lui sourit.
Mais Benjamin va malheureusement contracter une bactérie nommée Neisseria meningitidis, une charmante bactérie qui va aller se loger au niveau de ses méninges.
Il va présenter le pire tableau imaginable de cette maladie. Méningite avec purpura fulminans, défaillance multiviscérale et coagulation intravasculaire disséminée.
Traduction : Benjamin souffre d’une méningite sévère, la réaction immunitaire et inflammatoire a déclenché une coagulation de son sang qui, devenant aussi épais que du ketchup, a bouché ses vaisseaux sanguins qui eux-mêmes étaient devenus poreux. Paradoxalement, il fabriquait des caillots et saignait en même temps. Ses reins se sont arrêtés de fonctionner, son cœur battait sur la brèche, son foie commençait à défaillir, le cerveau ne répondait plus. Quinze jours de réanimation, à subir la dialyse, respirer, boire et manger artificiellement. Mais Benjamin est solide, la force était avec lui, et un jour de fin octobre, il s’est réveillé.
Malheureusement pour lui, le calvaire ne faisait que commencer. C’est à ce moment que je rentre dans sa vie, ou plutôt, qu’il rentre dans la mienne, car il m’a apporté bien plus que je ne l’aurais espéré. Le voilà donc transféré dans mon service. Je vais m’occuper de lui jusqu’ à mon départ de l'hôpital fin décembre.
A ce moment, les reins reprennent tranquillement leur rôle de filtre, l’usine hépatique redémarre, le cœur et les poumons sont indemnes. Pas de séquelles neurologiques.
Il a perdu douze kilos, il est cachectique. Mais le pire dans cette folie de coagulation disséminée réside dans l’expulsion de caillots dans les extrémités de ses membres. Il a perdu deux doigts de la main droite, trois demi-doigts de la main gauche et ses deux pieds. Quand il arrive dans le service, ses doigts et ses pieds sont encore là, nécrosés, noirs, mais présents.
Benjamin est déprimé, il me parle de ses basquettes qu’il a reçues à son anniversaire, cadeau de sa petite amie et qu’il ne mettra plus. Cette réflexion semble dérisoire dans le contexte, mais c’est sa façon à lui de verbaliser, d’intégrer, de se projeter.
La suite, ça sera les amputations. Benjamin attendra plus de trois semaines avant d’accepter de regarder ses moignons. Je me souviens des séances de pansements qui duraient une éternité, qui le faisaient souffrir malgré la morphine. C’est à ce moment que j’ai commencé à m’attacher à lui. Nous placions un drap entre sa tête et ses jambes pour qu’il ne puisse assister au rituel de l’asepsie. Je me positionnais à la tête et j’essayais de l’occuper, de le détourner de la douleur et de l’idée d’avoir été amputé, une sorte d’hypnose consciente. Nous discutions de la vie, de l’école, des vacances et puis un jour, nous avons parlé de cinéma. Notre Benjamin était un fan de Star-Wars… moi aussi. Nous voilà partis dans des débats passionnés sur le meilleur épisode de la saga, des avis sur le dernier film, sur les séries et autres histoires parallèles. Il y eu un changement clair dans notre relation et dans sa prise en charge. C’est alors que j’ai commencé, à sa demande, à le tutoyer.
Je me suis toujours refusé à franchir cette barrière quelque soit le patient. J’estime que c’est brouiller la limite du patient et du soignant, mais là, l’enjeu était plus important que tout le reste.
Il était devenu mon « jeune Padawan », comme je l’appelais, et lui me lançait des « Bonjour maître » un peu goguenard.
Les semaines suivantes ont été terribles pour lui. Infection de la plaie après l’amputation, antibiotiques intraveineux pendant des semaines, nouvelles chirurgies « de reprise ». Il y eu des phases terribles, des instants de désespoir, mais je passais du temps à le motiver, nous parlions sans tabou de la suite, de la rééducation, de sa vie qui changerait mais à laquelle il s’adapterait. Et il s’accrochait.
J’ai le souvenir de longs moments dans la chambre avec sa maman qui tenait la famille à bout de bras, son papa inquiet, effacé, ne sachant que dire à son fils, mais présent tous les jours. Il y avait sa sœur et puis sa petite amie. Parfois, nous étions tous réunis autour du lit, à discuter, à rire, à pleurer, puis je m’effaçais pour le laisser avec sa famille. Ils étaient tous très beaux.
Benjamin aurait eu mille fois l’occasion de baisser les bras, mais il infusait une telle force dans le service que nous n’avions pas le droit d’être médiocre. Ce sont des rencontres comme Benjamin qui nous obligent à être à la hauteur, à nous dépasser pour offrir ce que nous avons de plus riche de compétences et d’humanité.
Quand est venu le jour de mon départ, qui coïncidait avec la semaine précédant Noël, je suis venu, accompagnée d’une infirmière du service, pour lui faire un petit cadeau. Il avait perdu du poids et n’avait plus de sous-vêtements à sa taille, il portait des protections de l’hôpital. Nous lui avons donc offert des boxers (Star-Wars évidemment) et un t-shirt (Star-Wars aussi). Pour ma part, j’ai ajouté une figurine de son personnage préféré, Dark-Vador.
Les adieux ont été difficiles, j’avais l’impression de l’abandonner. Même si sa prise en charge hospitalière était terminée, il devait en effet intégrer le centre de rééducation dans les prochains jours, j’ai ressenti une réelle tristesse de le quitter mêlée au bonheur de le voir plus solide que deux mois auparavant.
J’ai fait une autre chose inédite pour moi, je lui ai laissé mon numéro de téléphone personnel.
Cela m’a permis d’avoir quelques nouvelles par la suite, tous les quinze jours, puis tous les mois, puis plus.
J’aime à penser qu’il est reparti dans la vie avec cette force et cette hargne qui avaient su le garder en vie et qui lui permettront de déplacer des montagnes.
De mon côté, Benjamin m’a permis de me dépasser et de retrouver le goût de mon métier. Merci à toi et que la force soit avec toi.
« Ce qui ne nous tue pas nous rend plus fort. »
Iconographie: Le padawan Obi Wan Kenobi et son maître Qui Gon Jin, personnage de Star-Wars Disney, par Tony Daniel.
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