Un jour normal dans un service ordinaire d’un hôpital sans particularités, je reçois un homme simple qui a perdu quelques millions de neurones quand une tuyauterie trop usée et mal entretenue à décidée de se boucher. Un accident vasculaire cérébrale ayant détruit le centre de commandement de sa main droite. Je me souviens encore de ce patient pour avoir été percuté par sa modestie. Dire qu’il brillait par cette qualité serait encore trop, il ne brillait pas, il ne cherchait pas à être autre chose que l’homme qu’il était.
L’humble monsieur G. vivait à la ferme depuis qu’il était né il y a huit décennies. Après de rapide examen, nous nous sommes aperçus qu’une des canalisations principales était trop encrassé. La vie de labeur ne permet pas toujours de s’attarder sur les sacrosaintes règles hygiéno-diététiques. Des patates et de la viande, rien de tel pour se remplir le ventre. Ce malade ne faisait pas de vague, il a patienté dix heures aux urgences sans se plaindre, il a ensuite pris les médicaments sans geindre et a enfin attendu mon passage pour savoir à quoi s’astreindre.
Les mots avec lesquels il m’a accueilli tremblent encore dans l’antichambre de mon cortex mémoriel. « Bonjour docteur, merci de votre visite ». Le ton n’était ni neutre, ni condescendant, ni méprisant, ni complaisant, ni empreint de fausse politesse, il respectait réellement la fonction que je représentais. Je suis toujours désarçonné quand une vielle personne de presque trois fois mon âge me fait part de cette déférence. Je ne suis que moi, petit médecin trentenaire d’un petit hôpital ordinaire. Mais pour lui ça veut dire bien plus, je suis le médecin, le docteur, le détenteur du savoir dans lequel il fonde ses espoirs. C’est toujours une pression supplémentaire, non pas que je traite mes autres patients en dilettante, mais j’ai conscience dans ce cas d’être plus à ses yeux qu’un prestataire de soins.
Il se confie à moi en répondant à mes questions sans déborder du cadre de la conversation. Il se montre bien éduqué, et fait preuve d’un respect rural brut et solide.
Dans le maillage de nos mots j’entrevois que monsieur G. est encore très actif à la ferme. Il vit accompagné de sa femme et d’un fils de cinquante ans que la vie a doté d’un cerveau défectueux. La propriété abrite également une demi-douzaine de poules, des chats, un chien, quelques oies, une chèvre et jusqu’il y a peu, deux moutons. Tout ce petit monde batifole autour d’un jardin bien ordonné.
La petite retraite du couple ne permet pas de remplir les placards grâce à la superette du coin, alors on travaille encore. Le rythme de l’ancien agriculteur ne s’est jamais essoufflé et c’est le soleil qui décide de l’heure du levé.
Je sens que cet homme se confie alors que sa vraie nature ne laisse nullement présager un homme affable. Il me fait simplement confiance. Trop ? Je ne sais pas. Il me parle comme on parle aux tenants d’une autorités religieuse ou morale. Il discute comme on le faisait avec son médecin il y a quarante ans avant que la société n’évolue vers plus de familiarités.
J’ai vite compris que sa main n’était pas n’importe quelle main. J’ai compris que cette extrémité dominante était indispensable à l’homéostasie de la ferme.
Quatre-vingt ans, bon pied bon œil, il est indispensable que la main suive le reste du corps. On a débuté immédiatement une rééducation intensive avec kiné, ergothérapeute et neurologue. En quelques jours cet homme récupérait déjà des forces. Je sais que je n’y suis pour rien. Le diagnostic était fait avant notre rencontre, le traitement instauré aux urgences et seulement poursuivi par mes soins, le patient est le seul responsable des progrès mais il m’a remercié avec un tel aplomb que je n’ai pu accepter ses mots. Malgré mes explications, il m’abreuvait de la joie qui l’emplissait à voir ses doigts et sa main redémarrer. Rapidement après son arrivée j’ai pu faire la rencontre de son épouse qui l’accompagnait dans cette vie depuis seulement six décennies. La femme était tout aussi simple que son époux. Elle m’a parlé de lui comme d’un homme rude mais juste. On voyait transpirer un respect mêlé d’amour de ses deux yeux tout bleus. Un après midi, je suis passé dans la chambre du vielle homme car sa famille à son chevet m’avait demandé une entrevue. J’y ai découvert sa femme ainsi que sa fille. La dame tenait un sac plastique blanc dans ses mains tannées par la vie, elle me l’a tendu en me remerciant de ce que j’avais fait pour sa moitié. A l’intérieur du sac se trouvait une boîte avec douze œufs frais pondus de la veille. Je les ai remerciés grandement en leur expliquant que j’étais un gros consommateur de ce produit que j’affectionne : aux plats, à la coque, brouillés, en omelette, mollets, en pâtisseries, et j’en passe.
Avec la pomme de terre, je pense que c’est un des aliments que l’on peut le plus décliner, mais je m’égare du sujet.
J’ai donc chaudement remercié le couple et leur fille et me suis retiré.
Le patient est sorti avec une récupération de près de quatre-vingt pourcent de sa motricité et l’espoir d’une amélioration dans les semaines à venir avec la promesse d’une solution après un rendez-vous chez le déboucheur de canalisation.
Un mois s’écoule dans le sablier de la vie et la routine hospitalière m’envoie de nouveaux locataires. Mon entrée de la nuit, une dame qui présente une anémie. J’initie ma routine et me demande où disparait l’hémoglobine. Le dossier mémorisé, il est temps d’aller se présenter. J’entre dans la chambre et là surprise, je découvre madame G. l’épouse de notre patient à la tubulure obstruée. Elle m’accueille avec un grand sourire. Lorsque nous échouons à l’hôpital nous n’avons pas le loisir de choisir son médecin ainsi, le fait de trouver un regard familier rassure cette patiente isolée. Après quelques échanges je laisse se reposer madame G. atteinte de cette anémie étrange. Quelques jours plus tard, le diagnostic ne fait plus illusion, une anémie hémolytique sur déficit en vitamine B12 compliquant une maladie de biermer. C’est très pompeux mais simple à diagnostiquer et à traiter. Une cure de vitamine et le tour est joué. Madame G. est donc autorisée à quitter ses quartiers hospitaliers. Le jour du départ c’est sa fille qui se charge de la raccompagner et elle arrive chargée de la précieuse cargaison, les œufs de la maison. Je leur indique que ces gestes ne sont pas nécessaires et que son rétablissement suffit à me satisfaire, mais qu’à cela ne tienne, c’est un principe chez ces gens-là, quand on apprécie on le notifie.
Un mois encore que la montre dévore et je suis amené à revoir le couple en consultation. C’est madame G. que je revoyais pour le suivie de l’anémie, mais son mari l’accompagnait. Il me serra la main fermement, signant ainsi son complet rétablissement.
Madame G. n’était pas en reste, souriante et le pas léger, elle avait complètement récupéré. J’eu encore le droit à quelques œufs offert par ce couple modeste et heureux.
Ces présents me réchauffaient à chaque fois le cœur avec la même vitalité. Il ne s’agissait pas seulement d’une boite d’œufs car je sais le côté précieux de ces fruits de poulaillers, le travail d’entretien de l’animal, tous les soirs les soigner, partir à la recherche des globes cachés, dissimulés parfois dans l’appentis d’une bergerie, dans la carcasse d’une 304 rouillée, derrière de la tôle froissée ou dans une caisse de bois oubliée. Je suis conscient qu’à chaque fois je recevais plus qu’un repas, je recevais le fruit d’un labeur, l’or des braves, leur sueur, leur trésor. Ainsi se termine mon humble histoire, riche et plein d'espoir.
Iconographie: Nature morte avec oeufs, fromage et pichet de Jean-Baptiste-Siméon Chardin
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