L’obscurité ne se laisse perforer que par des néons qui peinent à éclairer des couloirs trop longs. Le temps est distordu, comme perturbé, dysmorphique, balafré par les heures profondes de la nuit. La solitude nous habite et résonne d’un silence assourdissant. Tout s’endort, le calme règne comme pour mieux laisser vrombir l’urgence qui ourdit dans l’ombre. Les couloirs s’allongent. On aperçoit de furtives silhouettes qui semblent habitées par une quête nocturne tels des oiseaux de nuit qui tournent invisiblement dans l’air sombre et dense des nuits sans lune. Les bruits anodins de la journée deviennent nouveaux et subversifs lorsqu’ils sont nettoyés du brouhaha diurne. Le noir décrasse le bruit, il altère également les volumes. Les coursives s’écrasent et s’allongent. Les premiers pas dans ce monde perdu sont intimidants. Lorsque l’on arrive à destination, on trouve un service partiellement éclairé en fonction de l’heure et de l’activité en cours. L’ambiance n’est pas celle de la journée. Le personnel réduit, l’absence de visite, les patients qui dorment en font un lieu vierge qui n’appartient qu’aux quelques initiés des heures obscures. Non content d’être arrivé dans le service, il faut maintenant trouver la sirène qui nous attire. On ne sait jamais vraiment ce qui nous attend. Parfois, nous débarquons encore dans un demi-sommeil. C’est ainsi lorsque nous sommes réveillés en nuit profonde alors que nous nous sommes assoupis seulement depuis quelques minutes, une demi-heure, une heure… Un appel pour une chute peut autant révéler un brave grand-père tombé sur les fesses sans aucun mal qu’une petite dame tombée la tête la première avec une plaie engendrant une mare de sang exacerbée par un traitement anticoagulant. Le motif « douleurs thoraciques » peut s’avérer être une crise d’angoisse ou un infarctus du myocarde ; « vomissement » une intolérance alimentaire ou un syndrome occlusif ; « confusion » un mauvais réveil ou un accident vasculaire cérébral… Parfois, selon le degré de fiabilité de l’infirmier(e), la sollicitation s’accompagne seulement d’un « le patient ne se sent pas bien » : roulette russe, marcher vite, se réveiller complètement. Le verdict ne tombe qu’à l’entrée dans la chambre. Ces cellules noires et mal éclairées contenant des patients blafards et mal éveillés. La décision doit être prise avec parfois dans le dos une infirmière paniquée ou trop décontractée et qui pèsera de toute son influence pour orienter la prise en charge dans la direction de son intuition ou de ses ambitions de tranquillité pour la nuit. D’autres fois, c’est seul face au patient (que bien souvent on ne connait pas) qu’il s’agit de trancher. Le seul atout est soit un médecin urgentiste régulièrement très occupé (quand il n’est pas parti en intervention), ou bien un médecin d’astreinte chez lui et qui dort. Il faut donc avoir bien étudié le dossier puis avoir pesé le pour et le contre avant de composer le numéro. Plus tard, dans la chambre de garde, le téléphone attend à côté du lit comme une épée de Damoclès pouvant sonner à chaque instant. Sous cette menace, certain ne trouvent jamais le sommeil malgré les heures infinies séparant la prise de poste le matin du jour précédent. Cette sonnerie pavlovienne vient à hérisser la moindre cellule de notre épiderme. Le sommeil vient enfin, doucement, avec hésitation, puis .........Sonnerie ! La symphonie reprend, les marches dans les services inconnus d’un bâtiment qui ne dort jamais. Syndrome de Stockholm ou masochisme forcé ? J’ai un souvenir nostalgique de ces longues nuits à arpenter les différents hôpitaux m’ayant accueilli lors de mon internat. Je songe aux lumières des soleils couchants puis, les lueurs d’un levant alors que nos yeux ne se sont jamais fermés, un astre qui se lève et nous relève comme pour nous avertir de la fin de notre épopée crépusculaire. Je ressens encore l’ambiance de ces halls abandonnés à la nuit et dont nous sommes les seules créatures. Tout peut arriver, tout est possible, l’hôpital nous appartient et nous lui appartenons.
Iconographie: Le Lac de Gérardmer de Léon Joseph Florentin Bonnat.
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