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Photo du rédacteurLes carnets d'Asclépios

LES NOEUDS GORDIENS

Dernière mise à jour : 28 mai



Aujourd’hui j’ai fait une entrée. J’ai accueilli madame N.

Dans l’après-midi je reçois le traditionnel appel de l’urgentiste qui souhaite faire hospitaliser l’une de ses patientes. Ma collègue m’explique qu’il s’agit d’une patiente de soixante-quatre ans, abîmée depuis neuf mois par la découverte d’un cancer dans chaque poumon, chacun le sien. Le médecin décide de garder madame N. car elle présente une « A.E.G. ».

L’AEG c’est l’altération de l’état général. Avec « le maintien à domicile difficile » c’est l’un des deux mots code pour que le médecin du service (en l’occurrence moi) ne puisse rien objecter sous peine d’être taxé de monstre.

Mais dans le fond, que signifie l’A.E.G. ?

L’un de mes maîtres, qui m’a quasiment tout appris de la médecine interne, avait coutume de dire que c’est une marque d’électroménager. Sorti de chez Darty ça ne veut plus rien dire. Il n’avait pas tort.

L’altération de l’état général peut cacher un amaigrissement, un dégoût de la nourriture, une infection, une anémie, ou même un dégoût de la vie.

Dans le cas de ma future patiente, il s’agit de douleurs dans le dos devenues intolérables.

Quand on dispose des éléments « cancer » et « douleurs dans le dos », nos petits esprits de médecins bien formatés pensent « métastases vertébrales » donc mauvais signe.

Bref, j’accepte évidemment le transfert de cette patiente.

Il se passe plusieurs heures avant que celle-ci ne gravisse l’étage qui nous sépare des urgences.

Vers dix-huit heures quinze je vais enfin à sa rencontre.

Quand je pénètre la chambre, je suis agréablement surpris par l’apparence de la patiente.

L’esprit du médecin qui a pensé aux métastases s’attend à voir une personne décharnée au teint gris. Je découvre une femme élégante à la joue rosée mais aux douleurs bien réelles. Elle se dandine péniblement dans son carcan matelassé qui sert de lit.

J’initie donc la conversation en lui demandant ce qui lui arrive. Curieusement ce ne sont pas les douleurs qui font l’objet de l’entame de discussion.

La patiente m’explique que le diagnostic a été posé au mois de mars dans cet hôpital et que très rapidement le docteur E. l’a prise en charge pour sa maladie. La patiente vivant esseulée et souffrant des maux du cancer, mais plus encore de ceux de son traitement, demande à sa fille d’aller loger chez elle. Cette fille unique vit seule à deux-cents kilomètres d’ici mais elle accepte avec plaisir. Sa mère part donc en septembre pour le Nord-Est de la région. Forcément, le suivi doit être assuré sur place, et pour se faire, le docteur E. oriente la patiente chez un confrère. Le visage se crispe, les douleurs cognent, la relation avec le nouvel oncologue n’est pas fluide. Habituée à un médecin loquace, elle hérite d’un taiseux. De l’affable à l’affreux, elle hérite d’un nœud.

Elle continue de m’expliquer la vie dans sa nouvelle ville. C’est alors qu’elle me fait description d’une promenade. Madame N., limitée depuis des mois à ne marcher pas plus de cinq-cent mètres, a été forcée par sa fille à parcourir plus de trois kilomètres. La patiente n’entre pas dans le détail mais l’affaire a dû être une bataille. De la marche forcée un nœud est né.

Ma narratrice plonge un peu plus dans les aspérités de sa vie familiale. « Le deuxième », comme elle nomme le nouveau compagnon de sa fille, n’est pas un cadeau. « Quarante ans et rien dans la tête ». La mauvaise rencontre de la chair de sa chair lui crée bien des soucis et un nœud en a surgi.

Les semaines allant et la maladie creusant, madame N. devenait une charge. Sa fille n’en eu cure et abandonna sa mère pour d’autres aventures. La patiente me décrit dans une grimace de torture que sa fille quitta l’appartement à toute allure.

Voici donc cette dame avec ses deux cancers, les trois chats de sa fille et son chien ,ne mangeant presque rien et de plus en plus diminuée, elle n’eut d’autre choix que d’appeler un ami pour la rapatrier. La voici depuis quatre jours revenue au point de départ avec encore un nœud dans le tiroir.

Après cet énoncé qui l’avait allégé de quelques larmes, je décide de l’examiner. Le cœur, l’abdomen, les jambes, la peau, les mains, les poumons et enfin les vertèbres.

Curieusement aucune des vertèbres n’est sensible. Mon petit esprit étriqué m’aurait-il trompé ?

Je déplace donc mon examen de quelques centimètres sur les muscles paravertébraux qui sont hypersensibles à la palpation. Je déclenche à chaque pression une douleur intense à faire crier la patiente. Je sens surtout des nœuds, de véritables nœuds dans le tissage de ses muscles. Des contractures pour chaque contrariété rencontrée.

Je ne peux m’empêcher de penser que la patiente m’a donné une partie des clés de ses douleurs sans même s’en douter. Il est bien probable que les nœuds soient en fait des métastases musculaires qu’il faudra traiter, mais les douleurs ont réussi à percer seulement après chaque adversité. Ne croyez pas que je puisse insinuer que des contrariétés de la patiente sont nées les lésions. Je ne dis pas non plus que les lésions ont déclenché les conflits. Mais il est indéniable que les pouvoirs de l’esprit sur le corps et du corps sur l’esprit sont puissants. Cette A.E.G. résultait d’une souffrance morale et de sa transcription physique et de l’impact moral d’une souffrance physique. Le corps avait supporté les métastases jusqu’à ce que l’esprit baisse sa garde et permette de les révéler. Une médecine globale et interactionnelle.

J’ai donc traité sa douleur physique mais en prenant le plus grand soin de sa douleur psychique, de ses maux qu’elle venait de me confier précieusement par l’intermédiaire de ses mots.




Iconographie: Artiste inconnu







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