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Photo du rédacteurLes carnets d'Asclépios

LES MANDARINS

Dernière mise à jour : 20 mai 2024



J’ai connu, lorsque je parcourais les couloirs des hôpitaux avec ma blouse trop grande d’externe en médecine, les derniers mandarins.

A l’époque, On nommait mandarins les chefs de service qui régnaient sur leur spécialité avec une main de fer et sans forcément mettre de gants de velours.

J’ai ce souvenir, lorsque j’étais en cinquième année, d’un vieux professeur dont je tairai le nom et la spécialité et qui avait la réputation de terroriser autant son équipe que les internes et encore plus les externes qui semblaient invisibles à ses yeux. Agglutinés contre les murs du couloir telle une plaque d’athérome dans une artère centrale, il ne fallait en aucun cas se montrer au risque de s’attirer les foudres du molosse. J’ai malheureusement appris à mes dépends que le moindre faux-pas est immédiatement sanctionné.

La visite professorale débute : Le chef, les médecins, les internes, les externes et une infirmière pour fermer le cortège. Tout ce petit monde gravite autour d’un chariot contenant les dossiers-patients, chariot que personne ne veut pousser. Je me souviens des regards fuyant toute invitation même implicite à poser les mains sur la charrette. Il y eut une fois pourtant où j’eus apprécié l’avoir à portée de main.

La charge de l’externe était de réaliser les électrocardiogrammes avant que le chef ne passe dans la chambre du patient. Au mieux, les ECG étaient réalisés très tôt avant la visite, au pire, il fallait absolument avoir une chambre d’avance sur la marche blanche. Notre avantage résidait dans le fait que notre absence n’était pas plus remarquée que notre présence.

l’ECG réalisé, celui-ci devait ensuite être placé dans le dossier à l’emplacement dédié. Parfois, un jeu d’équilibriste s’installait pour ranger l’examen. L’ECG fait, il fallait se faufiler entre les différentes strates hiérarchiques gravitant autour du seigneur. Ensuite, tel un Arsène Lupin en blouse blanche, subtiliser le dossier. Lorsqu’il était tenu par l’une des parties, et il fallait espérer que ça ne soit pas le prof, c’était un jeu de négociation subtile et sans mot qui se mettait en place pour obtenir le graal. La foule pénétrée, le dossier subtilisé, il s’agissait ensuite de classer « l’éléctro » et de reprendre sa place dans la chaine alimentaire, c’est-à-dire loin, près de la porte, si possible derrière.

Un matin, c’est à mon co-externe de se charger de réaliser les ECG matinaux. La visite avance et celui-ci me glisse à l’oreille qu’il a oublié d'enregistrer celui de la chambre suivante. Il est accaparé par l’un des internes qui lui chuchote l’ensemble des tâches à réaliser dans la journée pour les patientes se trouvant dans cette pièce. C’est donc à moi qu'il incombe de sauver le monde.

Je décide de m’extraire délicatement et d’aller faire le tracé cardiaque. Sortir discrètement, courir chercher la machine, la trouver, entrer dans la chambre… ouf, ni infirmière ni aide-soignante, le patient est libre. Saluer le patient, lui expliquer le but de ma visite tout en commençant à coller les pastilles, brancher les électrodes, rouge, noire, vert, jaune, V1, V2, V3, V4, V5, V6, lancer l’enregistrement, le vérifier, il est bon, débrancher le patient, sortir de la chambre, pousser la machine au loin... et là, alerte rouge (ou blanche c’est au choix) ! Le troupeau sort de la chambre, le chef en tête de meute, le chariot est tiré par un médecin, mauvaise configuration. Première approche, repoussée, deuxième, écartée. Le fluide vivant des blouses blanches pénètre dans la chambre où je me trouvais il y a quelques secondes.

Pour moi c’est mission infiltration, j’avance dans la foule qui regarde le grand professeur au pied du lit du malade comme on regarde un spectacle de rue.

Malheur, le dossier rouge vif est déjà dans les mains de l’homme en représentation. Je pose l’ECG sur le chariot.

Il tourne les pages, revient en arrière, puis en avant, se tourne vers l’assemblé et grogne :

« -pas d’éléctro pour ce patient ? »

Et moi de répondre « -Si monsieur, il est là » tout en prenant la feuille dans ma main. A peine eussè-je fini de tourner la tête dans sa direction que je vis arriver le dossier droit dans mon œil que j’eus juste le temps de protéger en attrapant l'objet volant in-extremis.

Le lanceur fendit la foule, sortit vers la chambre suivante sans même jeter un œil à l’ECG ni à son porteur.

Voilà ce que pouvaient être les mandarins. Alors certes, ils n’étaient pas tous de ce genre, et je dis bien « ils » car il n’y avait pas ou très peu de femmes à cette prestigieuse fonction.

Mais il faut avouer que la dictature du chef était monnaie courante.

Les blagues sexistes limite misogynes de l’un. Les colères de l’autre. Les insultes, les coups parfois.

Je repense au Pr C. qui n’acceptait pas un externe dans son service en l’absence de chemise, pantalon (pas de jean) et rasage de très près.

Le Pr NC. lançant à un patient qu’il opérait du cerveau le lendemain et qui demandait :

« -Comment est-ce que vous allez faire professeur ?

-Votre tête c’est comme une boite de conserve, j’ouvre et je referme. Vous n’avez pas à savoir de toute manière, vous voulez opérer à ma place ? »

Ou pour finir, ce Pr CT qui, alors que nous rencontrions des difficultés dans son service avec un médecin qui prenait plaisir à faire pleurer mes deux collègues, nous avait reçu blouse ouverte type crooneur italien, chaine en or autour du cou et cigarette à la main, la tête au milieu d’un nuage de fumé dans cette hôpital non-fumeur. Il ne manquait qu’un chat sur les genoux. Bien sûr il n’a rien écouté aux doléances des deux étudiantes et réussissait même à les faire pleurer de nouveau.

Voici une ère plutôt primaire qui heureusement touche à sa fin. Même si certains dinosaures font de la résistance, la formation actuelle des médecins plus tournée vers l’humain associée à la perte de pouvoir des chefs de services et à la féminisation de la profession participent à la disparition de ce sport qu’est l’envolées de dossiers à huit heures du matin.

Mandarin : nm. 1. Haut fonctionnaire de l’Empire chinois, recruté parmi les lettrés.

2. Personne d’un grand savoir et très puissante.




Iconographie: Peinture chinoise sur soie représentant un mandarin, artiste inconnu.







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