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Photo du rédacteurLes carnets d'Asclépios

LES BOMBES HUMAINES Ou l'archaïsme du système

Dernière mise à jour : 28 mai



Vingt heures trente un dimanche de février, je suis de garde aux urgences, j’entre dans le box de suture.

« Le box » ! Je me souviens d’une de mes cheffes qui refusait qu’on nomme les salles d’examens des « box ». Il me semble même qu’elle nous demandait d’appeler ça des chambres.

Mais une pièce froide et borgne de moins de dix mètres carrés fermée par une porte coulissante percée d’un hublot, moi je n’appelle pas ça une chambre. Je suis désolé, mais avec un peu de foin, on appellerait cette pièce un box. Fin de la digression sémantique. Revenons dans notre « salle d’examen » dédiée aux sutures.

Là, je rencontre un homme de cinquante ans qui occupait son dimanche après-midi à fabriquer des étagères. L’atelier découpe de planches s’est terminé en atelier découpe de viande. Rien de méchant, une entaille de deux ou trois centimètres sur un doigt.

Les doigts c’est la roulette russe. On peut se couper sur vingt centimètres et ne repartir qu’avec des points de suture et à côté on voit une plaie d’un centimètre avec un tendon et une artère de sectionnés. Il est important de prendre son temps pour bien explorer la plaie.

Je m’installe donc confortablement, m’assure que le patient l’est aussi car nous sommes partis pour trente bonnes minutes de tête à tête.

Je prépare mon matériel, j’anesthésie le doigt et puis je commence à faire la discussion parce que quand même, on n’est pas des bêtes.

Le patient est très affable et sympathique, le courant passe bien.

C’est alors qu’il m’interroge :

« -Alors, vous attaquez votre garde pour la nuit ? »

Moi :

« -Non »

Il tente donc :

« -Vous terminez alors ?

-Non plus ! »

Le patient est surpris et réfléchit. Je poursuis donc :

« -J’ai débuté ma journée ce matin à huit heures trente et je la termine demain matin à la même heure.

-Mais… Mais vous travaillez vingt-quatre heures d’affilées ? Mais c’est criminel. Pas seulement pour vous, mais pour nous les patients. Ne me dites pas que vous êtes encore efficace à trois heures du matin ! »

Je le regarde sans un mot et esquisse un sourire complice. Au fond de moi je connais la réponse, je sais que nous ne sommes pas efficaces du tout, que nous sommes des bombes à retardement. Ça vaut pour les internes, mais également pour les plus grands chirurgiens des plus grands hôpitaux, évidemment que les patients perdent des chances ! nous n’avons pas de supers pouvoirs.

À l’époque, je pensais encore que nous avions le devoir de mentir pour préserver la confiance de la population dans le système de soins. Vous l’aurez compris, j’ai changé mon fusil d’épaule…

Bref, je ne réponds pas au patient qui reprend la conversation :

« -Vous savez, moi je suis chauffeur routier. Imaginez que vous entendiez aux informations que le gouvernement va autoriser les chauffeurs routiers à conduire vingt-quatre heures de suite. Mais ça serait la folie dans les rues, les français crieraient au scandale et ils auraient raison, vous imaginez les bombes roulantes ? »

Voilà, je n’ai pas répondu, j’ai poursuivi mon exploration puis ma petite couture. Nous avons conversé sur d’autres sujets puis, avant de partir, le patient m’a remercié et surtout adressé un « bon courage et merci pour ce que vous faites ». Des mots simples qui ont le pouvoir de vous nourrir quelques heures pour affronter les passages sombres de la garde.

Depuis cette date, je n’ai cessé de penser à la remarque sur les chauffeurs routiers. Alors du temps où j’étais interne, impossible de monter au créneau, on m’aurait taxé de tire au flanc. Mais maintenant que je ne fais plus de garde… je le dis haut et fort, ce système est archaïque et dangereux.

Lorsque j’ai commencé à faire part de mes réflexions, voici les arguments qui m’ont été opposés.

De la part des professionnels, on m’indique que « ça a toujours été le cas et que ça fonctionne très bien ainsi ».

Fin de non-recevoir, merci, passez votre chemin. Alors avec l’argument « ça a toujours été comme ça » on serait encore à faire des lavements à tour de bras en allumant des feux antiseptiques et à poser des offrandes pour calmer les dieux… donc argument non valide, suivant !

Ensuite il y a les fervents défenseurs du « on a souffert, vous allez souffrir aussi ». Cette bienveillance m’enivre. Mon leitmotiv serait plutôt « j’ai souffert, je ferai tout pour vous protéger de ce que j’ai vécu ». Je vous laisse juge de la solution à appliquer.

Après il y a les arguments de la population non médicale :

« Mais vous l’avez bien choisi ». Alors non, quand j’ai passé le bac je ne me suis jamais dit : « j’adorerais travailler jour et nuit jusqu’à me rendre incompétent par l’épuisement pour ensuite mettre mes patients et moi-même en danger ».

Non ! On fait ce travail pour d’autres raisons en s’accommodant des failles et en espérant les modifier pour le bien-être de tous.

Je passe à l’argument « vous êtes suffisamment payés pour ça, alors ne vous plaignez pas ». En admettant que nous soyons « suffisamment payés », est-ce que cela justifierait de se détruire la santé et de mettre en danger celle des autres ?

Et alors, quel est le prix du silence ?

Quatre-mille, cinq-mille, dix-mille euros par mois ?

Un interne de premier semestre gagne 1539 euros brut par mois et touche 149 euros en plus pour une nuit de garde. La nuit court de dix-huit à huit heures du matin, donc quatorze heures de travail, soit dix euros de l’heure. Voilà.

Je ne poursuivrai pas plus loin ce débat qui n’a pas lieu d’être.

Le système est archaïque, basé sur un système ancien où nos aïeux internes dormaient la nuit là où aujourd’hui la fréquentation aux urgences ne le permet plus. Ce système est inhumain et dangereux.

Il est construit sur un besoin de reconnaissance des jeunes médecins qui, pour prouver (ou se prouver) leur légitimité se sentent obligés de s’infliger cette gageure. Le tout est entretenu par une administration qui ne connait que l’empathie des chiffres.

Le dernier argument à la mode c’est que « les choses changent, vous avez le repos compensatoire ». Alors oui, les choses changent doucement. Je suis de cette génération du repos compensatoire. En effet, il était légal il y a une vingtaine d’années de travailler trente-six voire quarante-huit heures. Maintenant, après vingt-quatre heures, nous devons rentrer chez nous… c’est à ce moment que les internes meurent. Après vingt-quatre heures à travailler sans dormir, c’est le retour dans son chez-soi douillet et on s’endort confortablement au volant, puis pour toujours. J’ai ainsi perdu deux collègues pendant mon internat et c’est sans compter une troisième qui a fini en réanimation.

La norme devrait être l’interdiction de travailler plus de quatorze heures, ce qui implique le repos du lendemain mais aussi de la veille. Une solution serait d’augmenter le nombre d’urgentistes et d’internes. Une autre serait que les services acceptent de tourner plus souvent sans internes. Des solutions simples existent afin que ce système soit viable. Le changement est indispensable.

Note aux internes : Ne devenez pas des bombes humaines, arrêtez de mourir au travail en voulant sauver des vies. Battez-vous et n’oubliez pas que même s’ils sont beaucoup à avoir tort, cela ne veut pas dire qu’ils ont raison.




Iconographie: L'Innocence archaïque par le Douanier Rousseau.









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