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Photo du rédacteurLes carnets d'Asclépios

LE RADEAU D'ASCLÉPIOS

Dernière mise à jour : 14 mai



Imaginez-vous sur une embarcation de fortune, un radeau que vous vous êtes construit suite au naufrage d’une belle frégate qui fendait la mer. Vous êtes entassés sur des planches de bois sans réel cap à suivre. Vous flottez au gré des vents, des marées et des courants… C’est alors que vous voyez poindre au loin une goélette plutôt luxueuse avec à son bord un beau capitaine qui vous demande si tout va bien. Il semble évident pour toute personne dotée d’un peu de bon sens que les naufragés de l’Asclépios demandent de l’aide aux arrivants. Imaginez maintenant que l’on vous réponde que vous avez suffisamment de place, et qu’il en est pour preuve que vous (les naufragés) avez réussi à survivre jusqu’ici, et que vous arriverez donc bien à vivre jusque là-bas. Le capitaine dit se tenir tout de même à disposition en cas de coup dur ! Maintenant, admettons une tempête qui approche. La goélette est là, l’équipage accompagne par ses mots de soutien les médusés qui tentent, avec les moyens du bord, de tenir le radeau à flot. Les premières vagues poussées par la colère maritime approchent. Elles malmènent l’embarcation de fortune, mais cette dernière tient bon. Puis, la houle s’intensifie et à ce moment, l’équipage du navire qui nous ne l’avons pas encore cité se nomme « Le Gouvernant » et qui navigue sous pavillon Français, et bien cet équipage s’interroge. Le radeau va-t-il tenir ? Ne devrions-nous pas anticiper et armer les naufragés comme il se doit ? Devons-nous rester là à espérer que les vagues évitent l’esquif ? S’en suivent des débats tenus jusqu'aux appartements du capitaine qui, magnanime, accepte d’aider les survivants en utilisant le moins de ressources possible -mais suffisamment pour contenter et calmer ses marins-. Alors que les hommes et les femmes à la dérive utilisent la débrouille, il se trouve quelques nantis du haut de leur trois mats pour tenter d’expliquer aux principaux intéressés comment mener la barque… Un argument en chassant un autre, et le temps faisant son office, la première vague scélérate submerge le radeau avant même que toute aide ait pu être apportée. Les plus chanceux sont retournés, les autres emportés. Le fait est que tous et toutes sont touchés. A cela, l’équipage de la goélette s’en retourne vers le capitaine et ses lieutenants pour demander pourquoi rien n’avait été entreprit pour aider les sinistrés. A ces mots, le capitaine ouvre un large bec pour laisser entendre sa voix. Il explique dans une grande envolée lyrique que jamais il n’abandonnera les survivants, qu’il mettra tout en œuvre pour les sauver. Il commande sur le champ des cordes pour que les survivant s’attachent à l’embarcation et ne soit pas emportés par la deuxième vague. « -Et qu’on leur jette du pain » s’exclame-t-il dans un élan de générosité. Pain sec et cordes humides… Il fit la promesse d’être au service de l’Asclépios si jamais une deuxième vague scélérate devait apparaitre. -------- Aujourd’hui, lundi 26 octobre 2020 au matin, je prends mon poste à l’hôpital. Des semaines qu’aucun cas de covid n’a été déclaré dans le centre hospitalier. La semaine dernière, alors que l’on annonce une explosion des cas partout en France, et d’autant plus dans le département qui m’accueille, nous ne recevons absolument aucun appel, aucune demande, aucune information de la direction… Pourtant, fin de semaine dernière, trois cas arrivent dans le service voisin. Trois cas alors qu’il n’y en avait plus aucun. Nous sommes jeudi, le week-end arrive, aucun appel. Revenons à aujourd’hui, il y a cinq cas dans le service voisin, 2 dans le mien, et un troisième en attente des résultats de sa sacrosainte PCR-covid. Aucun appel. Petit état des lieux en ce lundi : Les équipes sont épuisées et elles voient arriver la vague, non pas au loin, mais à leurs pieds déjà dans l’eau, et elle monte vite. On ajoute à cela l’angoisse de la réminiscence traumatique. Quand vous prenez une gifle, vous êtes surpris, vous avez mal, mais ça a le mérite d’être inattendu. Lorsque devant vous se lève la main pour la seconde, vous anticipez, vous connaissez la douleur, vous fermez l’œil machinalement, et vous frémissez à l’évocation de la douleur non encore administrée. Voici une toute petite idée de l’état d’esprit du personnel hospitalier ces jours-ci. Les équipes sont en état de sidération d’autant que cette fois ci il n’y aura pas d’aide humaine. En mars, les régions non touchées sont venues prêter main forte, mais maintenant nous sommes tous dans le même bateau, ou radeau devrais-je dire. Les étudiants ayant renforcé les rangs et à qui a été refusée la prime covid, non pire, à qui on a demandé de la rembourser parce qu’ils ne sont venus que 13 jours dans le mois, ces étudiants ne reviendront pas. Parlons des aides matériels. L’Etat a malgré les circonstances fait le pari de l’absence d’une deuxième vague. C’est pourquoi les infirmières pleurs pour obtenir des masques et des blouses. J’ai entendu des médecins demander aux infirmières d’économiser les combinaisons (à usage unique). J’entends encore les équipes demander une marche à suivre pour les jours à venir. En 6 mois, nous n’avons pas été capable de dessiner un plan de bataille. Nous aurions pu (dû) établir un plan à mettre en pratique dès les premiers cas du second tsunami et pour lequel tout le monde se serait mis en ordre. Les ARS sont pleines de responsables, chefs et sous chefs de ceci et cela… nous n’avons personne vu en 6 mois. Chaque hôpital applique donc sa petite recette locale. Nous en sommes encore à nous demander si l'on doit limiter les visites à l’hôpital ? doit-on créer des service covid ? Doit-on séparer les gens aux urgences ? Doit-on tester ? Ça me paraît tellement ridicule à écrire, mais nous en sommes là. On attend encore 48 heures des résultats de test covid. Nous entendons dire à des soignants cas-contact de ne pas se faire dépister et de venir travailler. Les cadres de santé de gardes renvoient vers les administrateurs de garde qui eux s’en lavent les mains. Les personnels de direction sensés normalement diriger sont incapable de prendre une décision lorsqu’on appelle un week-end en annonçant le cataclysme débutant. Personne ne tranche alors que le médecin appelle 3 fois l'administrateur pour organiser les troupes, celui-ci préférant attendre le directeur le lundi matin qui choisira de ne pas choisir. Les Directions ne décident plus à l’hôpital, elles répondent aux ARS, et les ARS c’est l’état, cet état qui ne sait même pas dans quelle direction aller. Bref, le sentiment d’être isolé sur un radeau est terrible, mais il est bien pire lorsqu’on vous regarde confortablement par-dessus le bastingage d’une goélette luxueuse.

Asclépios : Dieu gréco-romain de la médecine qui meurt foudroyé par Zeus (Jupiter) pour avoir ressuscité les morts.




Iconographie: Scène d'un naufrage par Théodore Géricault.







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