En 2021, l’état français maintient une mainmise sur ses ex-colonies en Afrique. Avec une économie adaptée, une absence d’auto-déterminisme monétaire assuré par la dictature du Franc-CFA, des déstabilisations politiques organisées, un pillage des ressources et bien d’autres convivialités, l'état conserve ces pays sous l’influence française, faisant d’eux des néo-colonies et de la France une nation néocolonialiste. Tout ceci n’est pas sans conséquences. Les élites des pays déstabilisés n’ont qu’un seul espoir, venir vivre sous la coupe du pays agresseur. En plus de vampiriser ces nations, nous absorbons leur jeunesse intellectuelle, amoindrissant encore plus leurs capacités de croissance. Mais le cynisme ne connait de limites que celles de l’esprit humain. Les conditions d’accueil de ces élites en transit sont déplorables. Voici comment l’on observe cette réalité depuis la fenêtre de l’hôpital public : ------ Imaginez une traversée de l’atlantique sur un voilier. Le capitaine est élu pour un mandat de cinq jours renouvelable une fois. Admettons que ce capitaine soit en charge des finances du navire. Afin de prouver à l’équipage (et surtout à la compagnie maritime) sa bonne gestion de la bourse commune, il n’embarque du personnel de bord qu’en quantité restreinte. Effectivement, il aura très peu dépensé, mais arrivé à deux mille kilomètres des côtes, il se trouve fort dépourvu quand la fatigue apparue. Maintenant que tout le monde est exténué et que le bateau ralenti au milieu de nulle part, que faire ? Demi-tour pour embaucher ? Dévier la route pour trouver une île ? Chercher des navires dans les environs ? Rien de tout cela bien sûr, car il faudrait admettre qu’il y a eu erreur. Alors on essaie de tirer l’absurde jusqu’au bout. Un sou est un sou et il serait dommage de débourser l’argent de l’équipage pour l’équipage. Il vaut mieux mourir riche que de vivre plus modestement en bonne santé… Alors le capitaine continue droit devant en enfumant l’équipage avec quelques pirouettes verbales. C’est alors que le miracle survient, là, au milieu de nulle part, la providence a placé sur la route un bateau en train de sombrer, l’équipage coule, crie et meurt. Quel doux spectacle aux yeux du capitaine, quels magnifiques avantages se dessinent à la lueur de cette catastrophe. Le capitaine accepte d’aider les naufragés mais à plusieurs conditions : Qu’ils embarquent avec les vivres qu’ils auront sauvées du bâtiment en perdition, qu’ils acceptent de travailler à bas coût voire gratuitement, qu’ils ne demandent aucuns droits sur le pont qui les accueille. Le capitaine, bon calculateur, a rapidement fait ses comptes. Cinquante naufragés dans l’eau, s’il veut garder le confort de son équipage sans se voir reprocher une surpopulation, il ne doit en sauver que dix. Il laisse donc mourir les quarante autres marins en expliquant à son équipage qu’ils ne peuvent recevoir toute la misère des océans. Le commandant, malin et habile de ses mots, sut se faire applaudir d’en avoir sauvé quelques-uns. Le voilà donc cales chargées, mains d’œuvre trouvée, prêt pour un nouveau mandat à briguer. ------ Allégorie des décisions gouvernementales depuis quarante ans. Sachant qu’un médecin français se forme en dix ans et qu’il coûte quatre-vingts-mille euros à fabriquer, nos dirigeants de bâbord ou de tribord ont vite trouvé des solutions : former moins de médecins. De fait, ils ont savamment organisé la déstabilisation du système de soins en réfléchissant à court terme. Les services se retrouvent sous-dotés en médecins (et en aides-soignantes, et en infirmières, et en kinésithérapeutes, mais mon propos porte sur les médecins). Ainsi, pour éviter de former et de payer les médecins, on s’arrange pour faire venir des médecins étrangers sous-payés et déjà prêts à l’emploi. Si l’on met de côté cette politique économique à la petite semaine, il est à constater que l’état n’est pas même capable d’accueillir décemment les médecins étrangers. Voici un constat de notre système français en 2021 : Pour commencer, il n’existe pas de réelle structure pour la prise en charge et le suivi des arrivants. Ils sont souvent jetés dans les services pour remplir des tableaux de gardes, accomplir les basses besognes tout en étant considérés comme des médecins de seconde zone. Aucune adaptation n’est prévue pour les intégrer en fonction de leur origine. Par exemple des médecins d’Afrique subsaharienne vont présenter plus de difficultés à s’adapter à nos pratiques. Aussi bon que puisse être le médecin, on ne peut demander à nos confrères ou nos consœurs d’être aussi affutés par exemple sur la lecture d’un scanner ou sur les demandes d’IRM quand ils viennent de pays où il n’existe parfois qu’une seule IRM sur le territoire. Comment leur reprocher un manque de précision sur le bilan de maladies rares là où ils se préoccupent chez eux de soigner des patients dénutris ou atteints d’infections communautaires dont on ne devrait plus mourir aujourd’hui ? La recherche d’un lupus ou bien le bilan précédant une intervention de remplacement de valve aortique ne font absolument pas partie de leur pratique courante. Mais ces données ne sont absolument pas prises en compte. Marche ou crève. Le dédain avec lequel nous traitons nos invités est effroyable. Une fois l’étranger désarçonné, plutôt que de l’aider, il faut qu’il comprenne qu’il n’a rien à faire dans nos pattes. Alors on le relègue aux tâches ingrates. Mais ce n’est pas grave « il est content d’être en France » entend-on. Des phrases qui ne sont pas sans rappeler les heures sombres de l’esclavagisme : « il est content, il mangera les restes ». Ce qui est ironique, c’est qu’il est plus difficile de devenir médecin dans certains pays d’Afrique de l’ouest qu’en France, seulement ils n’apprennent pas la même médecine. Elle n’est ni meilleur, ni moins bonne, elle est adaptée à leur système de soins, leurs pathologies, leurs moyens… Alors justement, parlons de médecins venant de contrés ayant un système plus proche du notre comme les médecins maghrébins ou roumains. Nous importons avec l’individu une expérience. Ici un anesthésiste, ici un cardiologue, là un généraliste, ailleurs un chirurgien vasculaire. Et bien pour l’état français, ces personnes sont des internes sans expériences. Plutôt que de leur faire passer une équivalence théorique et/ou pratique comme cela peut se pratiquer dans beaucoup de pays et notamment chez les anglosaxons, en France, nous allons les faire passer par plusieurs années d’humiliation. L’outrageuse indécence me fait bouillir le sang à l’écriture de ces lignes, mais voici un récit parmi beaucoup d’autres : Admettons un endocrinologue marocain. Trente-trois ans, parcours brillant, études studieuses, thèse ambitieuse, bonne place dans un service de Casablanca, des parts dans une clinique privée à Rabat, une belle femme, un enfant, il n’y a rien à changer, les cases sont toutes cochées. Malheureusement, cet athée progressiste n’est pas en honneur de sainteté avec le pouvoir en place monarchiste. Les menaces implicites deviennent clairement exprimées. Prendre des risques, oui, en faire courir à sa famille, hors de question. Il faut tout quitter pour la France, terre des droits de l’homme, phare dans la nuit avec son système de santé classé jadis dans les meilleurs au monde. Il quitte donc sa famille, ses amis, sa terre et il embarque sur le bateau France sans savoir que la coque rutilante cache un pont pourri. Notre pays a su faire commerce de ces exilés dont on obtient ce que l’on souhaite du fait de l’inconfort de leur situation. La belle aubaine africaine. Quelques siècles d’entrainement, ça aide. Notre médecin marocain, le docteur Malek D. arrive donc dans un pays inconnu, seul, laissant sa femme et son fils derrière lui. Il va d’abord venir en stage pendant 6 mois, son statut : interne. Remise en question sévère, de médecin endocrinologue reconnu ayant terminé ses onze ans de cursus et quelques années de pratique, il revient au bas de l’échelle. Mais il l’accepte, il est normal de montrer patte blanche. Seulement, le chemin de croix ne fait que commencer. Il sera considéré comme un sous-interne, évidemment, on forme en priorité les nationaux. Ça aussi il l’accepte, le docteur D. (qui n’a d’ailleurs plus le droit à l’appellation de docteur) est bien éduqué. En plus des heures de travail, il faut s’occuper des modalités administratives de maintien sur le territoire. Tout est sagement désorganisé et à dessein. Rien n’est fléché, ni pour rester en France, ni pour valider le dossier d’équivalence, cela laisse la place au flou et donc, à la soumission. Malek va devoir faire ses 6 mois de stage avec la crainte de ne pas être renouvelé. On le renouvèlera bien sûr, car il travaille beaucoup pour garder sa place, mais jamais on ne le lui dira clairement, il faut garder la carotte bien haute. À la fin des six mois, au dernier moment, on l’informe qu’il reste. Il faut gérer les papiers, informer sa famille, il reste encore pour six mois. Ensuite on va lui faire miroiter le concours pour l’équivalence française. Beaucoup d’inscrits, peu de reçus. Puis, après presque un an en France, on explique sournoisement que ce n’est pas d’endocrinologue dont on a besoin mais d’autres spécialités. Il faudra faire de la médecine générale, des urgences ou de la gériatrie. Malek aime l’endocrinologie, il est même plutôt doué dans la gestion du diabète, mais il ne veut pas risquer sa place, alors il étudie la gériatrie. Le concours passé et réussi, l’administration possède encore mille moyens de tenir le docteur D. en haleine. Après deux années à accepter toutes les conditions imposées, on lui propose un poste sous-payé. S’il n’est pas satisfait, il peut toujours rentrer au Maroc. Ça n’est bien sûr pas dit comme ça, mais c’est compris comme tel. Alors qu’il est bien inséré dans la société, qu’il a validé les épreuves, qu’il fournit la même qualité et quantité de travail qu’un médecin français, il est payé une fois et demi à deux fois moins. Alors, pour compléter son salaire, il fera beaucoup de gardes aux urgences, ce qui est commode puisqu’il manque de médecins urgentistes. Le planning est rempli, Malek touche un peu plus, et les docteurs français profitent de quelques soirées chez eux… tout le monde est satisfait. Sauf qu’en pratiquant ainsi, on crée de l’animosité, on distille de la rancœur et surtout on perd notre honneur. La France est effectivement le pays de la déclaration des droits de l’Homme, c’est aussi le pays du code noir. Pour le moment nous nous rapprochons du deuxième texte et nous nous éloignons du premier. On mesure les degrés d’évolution et d’humanité d’une nation sur plusieurs points, mais deux se placent en tête : la manière dont fonctionne son système de santé, et la façon dont elle accueille les personnes sous son toit… pour la France, les deux me font honte.
Iconographie: Cueilleurs de coton par William Aiken Walker.
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