Le myélogramme. Je voudrais utiliser ce sujet comme prétexte pour en aborder un autre.
J’ai eu très régulièrement dans ma pratique l’occasion de réaliser des myélogrammes. Lorsque l’on m’a présenté ce geste étant jeune étudiant, il m’était dépeint comme un acte horrible et barbare que les patients redoutaient.
Plus tard, j’ai croisé des patients qui, connaissant préalablement le geste et à qui je susurrais l’éventualité de percer leur sternum à coup de pieux, m’expliquaient que la souffrance les pénétrait à la simple évocation de l’examen.
Avec les années et le recul, je m’interroge sur le fait que beaucoup de patients m’aient, après coup, exprimé leur soulagement, le geste ayant été plutôt doux. Je n’ai pourtant pas de technique particulière par rapport à tous mes ainés. Il y a par contre une chose que je fais et que j’ai rarement vu pratiquer par mes consœurs et confrères, et attention c'est révolutionnaire : je parle aux patients…
Avant de commencer, petit cours de rattrapage sur ce qu’est un myélogramme.
Il s’agit d’une ponction de moelle osseuse permettant de l’analyser au microscope. La moelle osseuse étant l’usine de fabrication des globules rouges, des globules blancs et des plaquettes, toute anomalie intéressant ces cellules peut faire discuter l’indication de myélogramme. On le pratique en cas de leucémie, de lymphome, de myélome, de myélodysplasie et bien d’autres pathologies aux noms plus effrayants les uns que les autres.
Il se pratique ainsi : après une anesthésie locale devant le sternum, il s’agit avec un trocart de deux à six centimètres de pénétrer l’os (qui ne s’anesthésie pas) puis de le traverser pour aspirer la moelle. La sensation d’aspiration crée une dépression entrainant une traction douloureuse dans les épaules, le cou, voire la mâchoire. Tout cela est réalisé alors que le médecin est devant vous, debout, le bras forçant sur le mandrin pour percer l’os qui est aussi dur qu’une planche de sapin du haut Doubs.
Malgré cela, mes taux de tolérance sont bien meilleurs que la moyenne. Je ne m’estime ni plus fort, ni plus intelligent, ni plus doux, ni plus doué que mes collègues, mais par contre j’ai la certitude que l’esprit peut être une arme redoutable et j’en use.
J’ai très tôt dans mon cursus pris l’habitude de mettre mes patients en condition. Au début, peut-être était-ce pour me rassurer, puis très vite j’ai compris que le patient en tirait bénéfice. Premièrement j’explique l’objet de mon examen. Ensuite, je leur parle tout le long de mon geste. Je noie les explications de mon exploration dans des discussions plus légères. Lorsque le patient se montre peu loquace, je meuble. Je l’anesthésie en lui expliquant que tout se passe bien, que sa peau risque de chauffer un peu. Ensuite « je pique » en demandant au patient, calmement et avec une voix lente, de se concentrer sur sa respiration, d’inspirer profondément par le nez, de faire gonfler le ventre, puis d’expirer par la bouche. Je les invite à se concentrer sur ma voix et uniquement sur ma voix, de maitriser une respiration lente et posée, à penser à une chose agréable, je leur répète encore que tout se déroule comme prévu et qu’on termine bientôt. En moins de temps qu’il ne faut pour l’écrire, je suis arrivé à destination, terminale sternale, rue des deux tablettes, prêt à aspirer la cargaison médullaire. J’indique que l’aspiration risque de tirer dans les épaules et la mâchoire et que cette sensation est normale. J’aspire, me retire et l’affaire est conclue.
Je n’ai rien inventé, je pratique une hypnose légère apprise sur le tas mais qui fonctionne très bien. En préparant les patients à ce qu’ils risquent de ressentir, au pire ils sont prévenus, au mieux ils sont agréablement surpris du bon déroulement.
La peur peut s’avérer intéressante, car elle crée une induction et une désinhibition, ainsi, l’inconscient peut aisément prendre le pas sur le conscient. C’est l’un des principes fondateurs de l’hypnose.
J’ai si souvent vu des collègues se faire une idée effroyable de cette exploration, que le médecin tétanisé distillait sa crainte et potentialisait celle du patient. Instinct grégaire quand tu t’ingères.
On focalise tellement sur la perfection de la réalisation du geste qu’on en oublie qu’outre la technique, ce qui nous incombe est le confort du malade.
Mais j’ai été le témoin d’autres pratiques d’une violence hospitalière trop ordinaire. Des médecins pressés, qui entrent dans la chambre après que l’infirmière, ou l’externe, ou l’interne ait assuré la mise en place. Des diables enfonçant la porte parfois sans saluer le malade alors qu’ils sont attendus depuis de longues minutes. Ils enfilent leurs gants, et transpercent le patient sans ménagement. Parfois même ils s’adressent à l’assemblée du jour en parlant du patient à la troisième personne, oubliant par là qu’ils ont à faire à des Hommes. Les malades souffrent, bougent et se font houspiller. « Ne bougez pas » ; « Ça ne va pas, le patient est trop gros » ; « c’est quoi ce matériel de merde, j’en fout partout ». Amis de la décence, bonjour.
Parti de là, j’ai juste essayé à mon petit niveau de changer les choses. Je ne révolutionne pas la médecine, j’essaie seulement de la rendre moins inhumaine. On se forge en fonction de médecins qu’on admire et des autres à qui on ne veut pas ressembler.
Le monde médical est sclérosé et difficile à dérouiller. Beaucoup de travail et d’efforts il reste encore à fournir.
À notre époque, il est dommage que des méthodes simples de relaxation ne soit pas obligatoirement transmises lors de l’apprentissage de gestes techniques tel que celui-ci.
L’anesthésie a pris le virage de l’hypnose depuis des années et il serait de bon ton d’utiliser plus couramment cet outil infini et inexploré qu’est l’esprit humain.
«Notre cerveau est une éponge qui s’imbibe de suggestions».
Francis Picabia
Iconographie: Udnie, peinture de Francis Picabia.
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