Ce matin en arrivant, je vois que deux entrées se sont faites sur la nuit. L’infirmière me les présente succinctement à la relève. La première est une crise de tachycardie avec malaise et la deuxième des douleurs abdominales avec découverte d’un cancer de l’ovaire métastatique. Quand j’arrive à la deuxième entrée, madame A., je m’aperçois que les choses sont un tout petit peu plus compliquées que ce qui a été mentionné dans le dossier des urgences. Madame A. se plaint d’un amaigrissement depuis quelques mois mais surtout, une éruption cutanée depuis quelques semaines. La patiente a soixante-sept ans, non fumeuse, elle est asthmatique depuis ses trente ans. Je lis sur le scanner des urgences qu’il existe une fibrose rétropéritonéale qui n’a pas été repérée par l’urgentiste parce qu’il aurait fallu pour cela lire l’ensemble du compte rendu du radiologue et pas seulement la conclusion. On trouve aussi une hyperéosinophilie importante sur la prise de sang que le même urgentiste a demandée dans la nuit mais qu’il a probablement oublié de regarder. Pour finir, la masse ovarienne n’est peut-être pas si ovarienne que ça. En trois minutes, le cas prend une toute autre envergure qu’une simple découverte de cancer de l’ovaire avec métastases. La partie interniste de mon cerveau commence à s’agiter. Il se met dans une sorte de concentration grisante que seuls les dossiers étranges savent déclencher chez moi, une sorte de transe, une sensation de magma bouillonnant qui m’habite lors de l’investigation. Bref, peut-être s’agit-il réellement d’un cancer de l’ovaire, mais il y a d’autres diagnostics possibles. Il va falloir être méticuleux et précis, tout ce que j’aime. J’entre dans la chambre avec ma partition que je connais sur le bout des doigts. La symphonie de l’interrogatoire commence. La patiente vient d’un milieu social très défavorisé et sa compréhension est très limitée. Fille de l’assistance publique, sa vie c’était la misère et la gagne. Sans aucune condescendance, je me mets à son niveau et je commence le concerto. J’arrive à mener l’échange, à battre la mesure, je l’aiguille, elle joue avec moi. Tout y passe, antécédents personnels, familiaux, hobbies, emplois, toxiques, promenades, voyages, consommation de fruits sauvage, nombre et espèces des animaux de compagnie, je fouine dans chaque recoin de sa vie. Il en va de la précision du diagnostic. Puis vient l’examen pointilleux des pieds à la tête. Chaque articulation, chaque nerf, les artères, l’abdomen, cœur, poumon, seins, ganglions, pas une fausse note. Il ne reste qu’à terminer la sonate par la prescription de mes examens : Scanner, IRM, PET-SCANNER, échographie cardiaque, je connais le refrain par cœur, j’ai répété tout mon internat et pendant mes premières années de labeurs. Dossier cadré, j'attends de réceptionner les résultats des examens. La journée suit son cours quand vers seize-heures, l’infirmière m’interpelle et m’informe que madame A. refuse la prise de sang du lendemain matin. Le dossier parfait s’effrite. Tout s’écroule, j’avais oublié un détail, une inconnue et pas des moindres : la patiente. Je savais qu’après ma représentation du matin, sa réponse « non » à « avez-vous des questions » aurait dû me mettre la puce à l’oreille. L’infirmière précise que c’est la recherche de VIH qu’elle refuse… Problèmes en vue. Dans le bilan des poly-adénopathies mises en évidence à mon examen associé à la pemphigoïde bulleuse retrouvée sur la biopsie faite il y a dix jours en dermatologie, je ne peux décemment pas ne pas demander une recherche de VIH. Et puis même s’il ne s’agit pas d’un VIH, il vaudrait mieux qu’on sache si la patiente est immunodéprimée avant de balancer des traitements qui décapent. Je n’ai pas le choix, il faut qu’elle signe. J’entre dans la chambre en marchant sur des œufs. Ne surtout pas la brusquer, chaque mot est important. Malheureusement, à l’évocation du mot « VIH » c’est la panique. La patiente se braque et m’invective. « Il n’y a pas de VIH dans ma famille, on ne sait pas ce que c’est, c’est pas ma génération ». À chaque approche c’est la même phrase qu’elle me claironne. Je louvoie, je souffre, je pipeaute et je tente d’autres approches. Certes, le choix du patient doit être respecté mais je dois m’assurer que ce choix n’est pas construit sur de mauvaises raisons. Je change de registre, et lui demande si elle sait ce qu’est le VIH. Oui elle sait : « C’est le truc qu’on attrape, là, avec les autres… ». Comment rebondir ? Je patauge littéralement en lui parlant d’autres virus qu’elle ne connait pas mais qu’elle a accepté qu’on recherche, j’essaie de la mettre devant ses contradictions et je suis excellemment mauvais. Elle prétexte ensuite qu’elle ne veut plus de prise de sang du tout… mince, j’empire les choses. D’une prestation philarmonique j’en arrive à une fanfare de canards. Que faire ? Tout lâcher et la laisser redescendre ? Persévérer ? Il faut trancher et tout de suite, prendre à droite ou à gauche mais se décider. Je poursuis. Je redémarre ce tintamarre avec des raisonnements plus que vaseux. Il m’est difficile de construire très élaboré au risque de passer pour le savant qui enfume cette patiente dans un bouquant de mauvais arguments. C’est parti de travers dès le début et je n’arrive pas à retrouver une harmonie. Alors que je prépare ma stratégie devant un refus, elle accepte : « Ouai c’est bon, faites-le ». Je sais que je ne l’ai pas convaincue, elle accepte parce qu’elle en a marre, je l’ai littéralement épuisée. Au final, ma prise en charge était entachée de cette fausse note. J’ai beau savoir que la meilleure décision pour cette dame était celle-ci, je suis déçu. J’ai échoué à comprendre la représentation que la patiente avait du VIH (Tabou ? peur de l’avoir ? vécu ?). Même si je suis certain que sa résilience était sa meilleure chance, je n’ai pas bien fait mon travail ce jour-là. J’aurais dû la convaincre et non la forcer. Médicalement, le résultat sera le même, mais la relation entre les médecins et cette patiente portera toujours cette petite fêlure, cet accroc du jour où elle a dû céder. Il restera cette faille qui je l’espère ne s’étendra pas dans quelques semaines lorsque l’épuisement et la fatigue auront frappé. La relation entre le médecin et son patient est un fil fragile que chacun accepte de tenir mais dont la solidité du lien incombe au médecin.
Iconographie: La Femme au béret rouge de Pablo Picasso.
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