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Photo du rédacteurLes carnets d'Asclépios

LE DÉNI D’HUMANITÉ 2

Dernière mise à jour : 20 mai 2024



Parfois il m’arrive d’avoir honte du système de santé dans lequel j’exerce. La dernière fois que j’ai ressenti cette désagréable sensation c’était pour madame T. Madame T. est tombée dans ses escaliers un lundi. Suite à cet accident, elle est transportée aux urgences par les pompiers. Cette dame de soixante-dix ans est interrogée, examinée, surveillée. Devant l’absence d’anomalie apparente, elle est reconduite chez elle. Madame T. revient à la case départ le mardi. Le motif de venue est maintenant une paralysie faciale et une confusion. En effet, elle présente une déviation de la bouche et semble complètement perdue, ses propos sont incohérents depuis le matin. Cette fois-ci c’est sérieux, un scanner est réalisé, le verdict tombe : découverte de métastases cérébrales d’un cancer qu’il reste à découvrir. C’est à ce moment que la patiente m’est confiée. Après quelques investigations, il s’avère que Madame T. est probablement atteinte d’un cancer du poumon avec des métastases cérébrales. Je dis probablement car en cancérologie et sauf pour de rares exceptions, il n’y a pas de diagnostic sans biopsie. La biopsie ratifie la sentence mais plus encore elle la définit, la caractérise et permet de suggérer un pronostic. Sans résultats de biopsie, impossible d’affirmer qu’il s’agit bien d’un cancer et surtout, même s’il n’y a que peu de doute, impossible de savoir si la lésion est maligne ou bénigne, agressive ou non, susceptible de répondre à la chimiothérapie ou non. Pas de biopsie, pas d’oncologie ! Donc madame T. est probablement atteinte d’un cancer du poumon. Quoi qu’il en soit, le problème urgent, c’est les masses de la taille de petites olives qui sont venues se loger dans son cerveau. Un matin, je constate lors de ma visite que son bras droit ne fonctionne plus, il est mort, il pend le long de son corps posé dans cet affreux fauteuil de repos (qui n’a d’ailleurs de repos que le nom). Il faut comprendre que le crane est une boite fermée sans capacité d’élasticité. La moindre augmentation de volume à l’intérieur fait augmenter la pression et le cerveau n’aime pas la pression. Les métastases augmentent de volume, la maladie s’aggrave, le cerveau souffre, le bras tombe. Dans ces situations, il existe un remède magique qui en 24 heures fait régresser presque l’ensemble des troubles neurologiques. Je l’avais gardé en joker pour un jour comme celui-ci, il est temps de le jouer. Je débute donc les corticoïdes. Le lendemain matin, miracle, le bras fonctionne de nouveau. La magie opère sur l’œdème (l’inflammation) qui s’organise autour de la métastase et qui est responsable de la majeure partie de l’augmentation de la pression et donc des symptômes. Dans la matinée, l’infirmière m’annonce que lors de son passage, la fréquence cardiaque de la patiente était de cent trente-trois battements par minute… deux fois la norme. Je demande un électrocardiogramme. Le tracé est clair, c’est une tachyarythmie cardiaque par fibrillation atriale ou TACFA pour les initiés. Pour faire simple, plutôt que le cœur soit rythmé par le ventricule avec la rigueur d’un chef d’orchestre à la mesure de quatre-vingt battements réguliers par minute, les oreillettes ont pris le pouvoir et dansent la tectonique de manière anarchique à la vitesse de cent trente battements par minute. Les déclencheurs de ce trouble du rythme sont bien connus : fièvre, infections, problèmes de thyroïde, infarctus du myocarde, et j’en passe, mais parmis tout cela: les corticoïdes. Qu’à cela ne tienne, j’introduis un traitement anticoagulant. Le risque majeur de la TACFA est de fabriquer au sein d’un flux sanguin cardiaque devenu chaotique, des petits caillots qui pourraient disséminer dans le corps. Le rationnel est simple, si l'on fluidifie le sang on évite les caillots. Je vais jusqu’au bout de la démarche, je traite également la patiente par un médicament permettant de ralentir la fréquence cardiaque, tout fonctionne, la fréquence cardiaque est descendue, le sang est fluidifié. La journée continue, il est dix-sept heures, je me lance dans la contre visite. J’ouvre la porte de notre patiente et avant même d’avoir pu mettre un pied dans la chambre, je sais qu’elle va devoir être transférée en urgence. Je m’explique : La patiente a reçu une dose de cortisone qui a déclenché une fibrillation du cœur ayant perturbé le flux sanguin intra-cardiaque engendrant de fait au moins deux caillots qui sont allés se loger pour l’un au niveau d’une artère du pied droit et pour l’autre du bras droit. L’anticoagulation a été débutée trop tard. La clinique est sans appel, c’est une ischémie aigue de membre. Cette pathologie ne laisse aucun doute au clinicien qui en a déjà vue : un membre froid, blanc décoloré, douloureux, avec des zones cyanosées sur les extrémités, des pouls qui ont disparu, le diagnostic est posé. L’ischémie aiguë de membre est encore un diagnostic qui peut s’affranchir de toute exploration. Le simple examen minutieux du patient suffit. La patiente a jusqu’ici cumulé nombre d’infortunes mais celles-ci relevaient d’un certain fatalisme et étaient si ce n’est inévitables au moins imprévisibles. A partir de ce moment, la patiente va perdre des chances de survie de minute en minute à cause de tiers individus.



Il est dix-sept heures vingt, je suis au téléphone avec l’interne de chirurgie vasculaire du CHRU le plus proche. À ce moment je ne suis plus médecin, je troque ma blouse pour une robe, je deviens avocat. Lorsque l’on souhaite transférer son patient dans un autre service, mais d’autant plus lorsqu’il s’agit du CHRU, il faut savoir vendre son patient. J’ai déjà vu des collègues, et souvent des internes, se faire retoquer un patient parce que mal présenté. Voilà à quoi peuvent tenir les vies de nos malades. Il ne s’agit pas de mentir, surtout pas, mais de présenter les choses pour qu’elles ne paraissent pas trop noires au risque d’effrayer l’interlocuteur. Plus de quatre-vingt ans ça devient difficile à défendre, fumeur ou buveur il faut être convainquant, pour une démence il faut la plaidoirie parfaite. Pour cette fois il n’y a pas vraiment à douter de l’indication de transfert, je n’ai pas à insister, seulement à veiller de ne pas laisser planer de doute. La patiente est jeune, il y a un mois elle participait à un repas de famille en discutant normalement, elle vivait sa vie comme n’importe quel quidam bien portant. De plus, nous n’avons pas de diagnostic clair, le pronostic ne doit pas dépendre de cet évènement aigu qui nécessite un traitement immédiat. J’insiste bien auprès de l’interne sur le fait que cette patiente n’est pas en état de comprendre ce qu’il se passe et que l’interrogatoire sera limité. J’explique que l’urgence est aux complications vasculaires et non au cancer. L’interne accepte le transfert sous réserve d’en discuter avec son senior. Avant de clore l’appel il reste une question à régler : le scanner. Comme je l’ai décrit, si la clinique est indiscutable pour le diagnostic, il reste à identifier le niveau de la lésion que seul un examen d’imagerie peut révéler. Les minutes filent, la prise en charge est urgente, il faut se décider pour savoir si l’examen sera réalisé sur place ou bien au CHRU distant de plus d’une heure de route. Le scanner sera difficile d’accès au centre universitaire d’après les indications de l’apprenti chirurgien. Je propose donc de m’occuper de l’imagerie en contrepartie d’un transfert dès la sortie de radiologie. Le temps du transport laissera au radiologue la possibilité d’interpréter l’examen et de transmettre les images au centre référent, le tout permettant un passage au bloc opératoire dans la soirée. Ma proposition est acceptée. L’appel terminé, je compose déjà le numéro du radiologue de garde qui accepte de prendre la patiente dans les cinq minutes. Un traitement anticoagulant à forte dose - pour éviter une aggravation du tableau- est débuté et la patiente est poussée dans l’ascenseur. Par chance, l’interne du service dans lequel je travaille se trouve être l’interne de garde ce soir. Je lui transmets donc le dossier pour lequel il n’y a plus rien à organiser si ce n’est de s’assurer que la patiente parte bien pour le CHU. Je quitte donc le service la conscience tranquille. La patiente n’avait certes pas les lois de la probabilité avec elle mais la prise en charge immédiate et la bonne coordination des professionnels allaient je l’espère lui faire perdre le moins de chance possible. Je me fourvoyais. Le lendemain je débarque dans le service d’un pas léger. Je m’arrange pour arriver avant que Julien, notre interne, ne termine sa garde. Je voulais absolument m’assurer du bon déroulement des évènements de la veille. Son regard m’a déjà averti que l’histoire qui s’annonçait risquait de me mettre en joie. En voici un exposé : Peu après mon départ il a reçu un appel de son homologue de la ville lui expliquant qu’après délibération unilatérale de son chef, la patiente ne devait pas être transférée avant que les images n’aient été interprétées par le radiologue puis relues par le chirurgien vasculaire de garde. Flagrant délit de remise en cause de mon interprétation clinique. Il est assez commun de prendre les médecins de « campagne » pour des ânes, le problème est qu’en me retirant le bénéfice du doute, le destin heureux de la patiente a tristement amorcé sa courbe vers le bas. L’attente est longue, la patiente pourrait déjà se trouver au CHU depuis de longues et précieuses minutes mais le téléphone ne sonne toujours pas. C’est vers vingt heures cinquante (Soit deux heures et vingt minutes après que j’ai quitté le service) que la sonnerie retentie. Julien décroche, le diagnostic est confirmé, la patiente peut être transférée. Ouf, mes dix années passées à la fac et mes années de pratique hospitalière viennent d’être jugées aptes. Moi, petit campagnard, je suis capable de poser un diagnostic du niveau d’un étudiant en troisième année. Si par chance mon amour propre ne souffre pas de ces petites considérations, le pied et le bras de la patiente ce sont eux moins réjouis d’avoir été privés de système circulatoire pendant trois heures de plus. Vingt et une heures trente, la patiente quitte l’hôpital... Fin de l’odyssée. L’interne quitte le service et me laisse posé là, entre une tache de déception et une autre de colère qui bien mélangée me bariole de tristesse. J'attaque ma journée quand vers dix heures du matin, un monsieur m’interpelle dans le couloir à la sortie d’une chambre. Un homme trapu, la cinquantaine un peu tassée, l’air honnête, l’attitude bonhomme, les joues rosées, gêné de me déranger. Il m’explique qu’il est le frère de madame T.. Je lui demande donc des nouvelles et il m’explique qu’elle n’a pas été opérée cette nuit. Une vague bouillante de colère nait dans mon ventre, accélère mon cœur, et monte jusque au plus profond de ma nuque pour déferler dans chacun de mes hémisphères cérébraux afin de réveiller mon cerveau reptilien. Mais prudence, rien ne doit transparaitre devant mon interlocuteur. Il me demande un peu perdu s’il est licite de faire opérer sa sœur. Je le regarde dans les yeux et lui explique clairement que ne pas intervenir reviendrait à laisser nécroser son bras et son pied droit, qu’elle endurerait d’affreuse souffrance et qu’elle mourrait probablement d’une gangrène. De plus, nous n’avons pas de diagnostic clair de son cancer, et quand bien même il s’agirait d’un adénocarcinome du poumon avec métastases cérébrales, si elle répond à la radiothérapie et à la chimiothérapie, il lui reste encore de beaux moments à vivre : des Noëls à célébrer, des anniversaires à fêter, des symphonies à écouter, des rires d’enfants à saisir, des couchés de soleil à contempler, etc… Il sera toujours assez tôt pour parler de soins palliatifs qui seront de toute manière plus doux que la mort attendue si rien n’est entrepris. Après cet échange il s’en est retourné sans manquer de me remercier pour cette franchise. Après le départ de cet homme, je ne peux m’empêcher d’être turlupiné. Ce qui me dérange c’est que le chirurgien ait hésité et temporisé l’intervention, nous sommes à plus de douze heures après le début des symptômes, cela ne me dit rien qui vaille. Je reprends le cours de ma visite, les minutes passent puis des heures, la journée se termine enfin, je rentre chez moi.



Quarante-huit heures plus tard.

Nous sommes en début d’après-midi, j’échange avec une infirmière, Sandrine, au sujet des patients que nous avons côtoyés chacun de notre côté pendant la matinée.

Le téléphone caché au fond de ma poche se met à sonner. Je décroche, un interne de chirurgie vasculaire se présente. Il me demande sans sommation si nous sommes en capacité de prendre en charge madame T. cet après-midi…

Je lui fais comprendre qu’il serait de bon ton de me donner quelques nouvelles sur son état clinique avant que j’accepte un éventuel transfert…

J’entends encore l’intonation détachée de l’interne qui reprend le dossier le jour même et qu’on a probablement sommé de transférer la patiente pour faire de la place dans le saint CHU :

« - Ça sera du soin palliatif. »

Nouvelle bouffée de colère de ma part et je l’exprime :

« -Non mais attendez ! vous ne l’avez pas opéré ?

-Non, la patiente a refusé à l’entrée du bloc opératoire »

Cette fois-ci j’explose. Pas de retenue, pas de confraternité :

« -Vous avez conscience que la patiente n’est pas apte à prendre ce genre de décision ? Il existait une indication chirurgicale formelle, la famille était d’accord, je vous l’ai adressée en ce sens et vous me dites que vous arrêtez tout sur l’avis d’une femme avec des troubles neurologiques qui ne sait même pas où elle se trouve ni pourquoi. Forcément qu’elle a pris peur en arrivant dans un bloc froid, à la lumière blafarde entourée de personnes masquées ! D’autant plus dans l’état de confusion induit par ses lésions. Je suis désolé, je ne la reprends pas, vous lui programmez une chirurgie aujourd’hui. »

Malgré mes mots, je savais exactement quels allaient être ceux de l’interne du jour, mais je voulais l’entendre me les dire :

« -Ça n’est plus possible, il est trop tard pour intervenir, on ne peut plus rien faire »

Dépité j’ai dû lancer :

« Transférez-là cette après-midi, je vais lui trouver une place, je serai sûr qu'au moins elle sera bien prise en charge » et j’ai coupé court.

Julien était près de moi quand j’ai raccroché, il m’a demandé :

« -Alors ? »

J’ai répondu :

« - Ils l’ont condamnée, elle est victime du délit de sale gueule. On voit une patiente à l’instant T, elle parait démente, personne ne veut y aller, alors on saute sur une excuse pour ne pas la traiter. Ils lui ont mis un flingue sur la tempe et ils ont tiré »

Julien n’a rien dit, il a eu cette décence de sentir qu’il n’y avait rien à dire.

Quand la patiente est arrivée, elle hurlait de douleur, on ne lui avait pas même administré un paracétamol. Je suis allé la voir, les doigts étaient noircis, la patiente geignait, elle appelait sa défunte mère. Je l’interrogeais mais elle ne m’écoutait pas, le son de la douleur était trop fort.

C’est alors que je l’ai appelée par son prénom tout en posant ma main sur sa poitrine pour créer un contact, elle s’est arrêtée nette, m’a regardé dans les yeux installant de fait un silence absolu dans la chambre, comme si le temps s’était figé, deux secondes qui ont duré une éternité, même ses troubles neurologiques ont été inhibés par les forces en présence, elle m’a fixé et il n’y eu plus rien d’autre qu’elle et moi dans l’univers. Je lui ai demandée doucement :

« Qu’est-ce que je peux faire pour vous ? »

Elle m’a répondu distinctement :

« Soulagez moi !»

Et puis elle a quitté mon regard et s’est remise à crier…

Je l’ai soulagée.

Madame T. est décédée quelques heures plus tard, apaisée, partie dans un sommeil artificiellement créé par des médicaments qui quelques jours plus tôt l’avaient rendu plus malade.




Iconographie:

Un cycliste à Hyères par Henri Cartier-Bresson.

La Jeune fille à la fleur de Marc Riboud.

Invasion de Paul Apal'Kin.







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