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Photo du rédacteurLes carnets d'Asclépios

LA VOLONTE DE PUISSANCE

Dernière mise à jour : 20 mai 2024





Il m’est rarement arrivé au cours de ma jeune carrière d’admirer des confrères ou consœurs. J’en ai apprécié certains, respecté d’autres, mais l’admiration n’avait jamais fait partie de la palette jusqu’à cette fois… J’arrive dans un petit hôpital de province. Le prototype de l’hôpital de campagne. Ces hôpitaux de proximité qui ont été condamnés à mourir par les différents gouvernements successifs. Le processus n’est malheureusement pas programmé sur le mode « mort rapide » mais plutôt pour une mort lente où nous plaçons l’établissement sous perfusion, juste assez pour qu’il survive mais pas trop pour ne pas le ressusciter. Le résultat de cette manipulation perverse est de voir des services désarticulés, sous-dotés en tout et notamment en moyens humains. Bref, j’arrive donc en renfort pour un service de cancérologie tentant de survivre dans ce type d’établissement. C’est alors que je tombe sur un monde étonnant. Ce service est établi dans des locaux plus que vétustes. Il se trouve dans les sous-sols de l’hôpital. Le service sert de couloir pour nombre de brancardiers qui poussent les patients d’une aile à l’autre de l’établissement. Cette unité compte une douzaine de lits, un hôpital de jour de dix places, un service de consultation. Dans cette partie isolée du département, toute la cancérologie passe par là. Il existe un flux ininterrompu de patients. Le service est toujours plein, en hôpital de jour (HDJ) on ne sait plus où mettre les malades, la consultation déborde. Il faudrait au minimum 4 médecins à temps complet pour faire tourner cette machine, malheureusement ils ne sont que deux. A ce stade on pourrait croire que le tableau décrit ressemble à un véritable petit mouroir… et pourtant : L’équipe paramédicale est d’une rigueur, d’une efficacité, d’une maitrise qui force l’admiration d’autant que le tout s’organise dans une bonne humeur déconcertante. L’HDJ est réglé comme une horloge, les patients sont pris en charge dans les règles de l’art. Tout cela est orchestré par deux médecins : un homme, la cinquantaine, qui est le chef de service et une femme, la quarantaine qui l’épaule. Ils tiennent ce service à bout de bras depuis des années. Tels deux rocs au milieu d’un torrent, ils subissent les turpitudes du courant sans jamais trembler. Arrivée à huit heures du matin, départ le soir entre vingt et vingt-et-une heures, de garde un soir sur deux, un week-end sur deux, pas de vacances plus de 6 jours d’affilés tout en sachant que le médecin restant devra gérer le double de travail pendant l’absence de l’autre. Malgré ces contraintes, ils exercent la cancérologie comme elle ne se pratique plus. C’est-à-dire avec de la connaissance médicale sans cesse mise à jour associée à une humanité provinciale d’un autre siècle. On est loin des services déshumanisés où le patient passe de mains en mains comme on pousse un produit vers la fin de la ligne de production. Dans ce service, vous vous reposez sur un médecin qui vous accompagne, qui reste joignable toute la journée et qui dans le pire des cas s’occupera de vous jusqu’à la fin. C’est-à-dire que le patient ne sera pas dégagé sur la bande d’arrêt d’urgence comme c’est le cas de plus en plus. Dans ce service, le médecin accompagne jusqu’au bout quelle qu’en soit l’issue. Il y a de quoi faire plier plus d’une personne, mais pas eux. Ils savent qu’après eux il n’y aura plus d’oncologie sur le secteur, c’est le CHU qui prendra le relais, c’est-à-dire une grosse machine à soigner située à une heure de route. Le plus louable, c’est qu’ils ne restent même pas pour eux-mêmes. Ils m’ont expliqué avoir eu dix fois la possibilité de partir et de gagner deux fois leurs salaires dans une clinique privée. Ils tiennent parce qu’il faut tenir, parce qu’il n’y a que leur volonté qui se dresse entre les patients et le vide. Il faut être là, debout, tel deux chevaliers blancs faisant le sacrifice d’une vie pour en sauver d’autres. Tout ça m’évoque la volonté de puissance qui est un concept élaboré par Friedrich Nietzsche et qui désigne la force poussant toute vie à se dresser plus haut dans le néant pour assurer sa propre survie. J’adapte le concept car il arrive parfois que cette volonté soit dévouée à faire grandir ce qui nous entoure. C’est cette transcendance bienfaisante et humaniste qui, fait du sujet qui se débarrasse de son matérialisme égoïste pour créer un acte désintéressé vers l’autre, l’étoffe d'un vrai héro de notre temps. Nietzsche prend pour exemple le Sipo matador, une liane tueuse, qui tend à s’élever vers les cieux au détriment de tout ce qui se place sur sa route. Et bien je pense que cette volonté de puissance peut être transférée, et c’est ce qui fait de certain individu plus que des entités vivantes lutant pour leur survie, mais des êtres doués de la conscience de l’autre et construisant l’essence même de notre humanité. Voilà le sens du devoir. Je tenais à rendre hommage à ces deux chevaliers blancs qui se dressent là pour nos parents, nos enfants, nos familles, nos amis.



Iconographie: L'Arbre de vie de Gustav Klimt









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