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Photo du rédacteurLes carnets d'Asclépios

LA VENDÉE

Dernière mise à jour : 13 mai



Monsieur C. est un gros monsieur de 70 ans. Il est grand, il est imposant, il parait rude. Quand on entre dans sa chambre, on entre dans la tanière d’un ours.

Monsieur C. possède un cœur dont plus de la moitié des artères sont bouchées. Il est d’ailleurs arrivé aux urgences à cause de ça. Des douleurs dans la poitrine depuis 10 jours, une difficulté à respirer et puis un jour, on ne peut plus repousser le moment, il faut consulter.

Quand le patient arrive à l’hôpital, il n’est pas dans sa meilleure forme. Je commence le traitement permettant de soulager l’organe moteur de la machine humaine. J'investigue en parallèle, quelque chose ne colle pas, le cœur seul ne peut être en cause.

En effet, les poumons, attaqués par une cinquantaine d’années de tabagisme commencent à montrer signes de faiblesse. Moteur fatigué, arrivée d’air obstruée… ça ne va pas fort. On ajoute au tableau des reins qui ne font leur travail de filtre qu’à vingt-cinq pourcent, et on obtient monsieur C., 70 ans, usé.

Malgré un premier contact rugueux, le patient est affable et assez drôle, bien que pince-sans-rire. Je connais cette race de provinciale, il faut apprivoiser la bête, gagner la confiance, je le sais, j’en suis.

Un soir, nous devons lui faire un examen de routine : des gaz du sang, un prélèvement qui a la particularité d’être réalisé dans l’artère radiale, près du poignet. C’est au mieux désagréable, au pire très douloureux. Il s’agit donc de ne pas louper le geste. L’infirmière le manque, deux fois. Une collègue est appelée en renfort et se rate, deux fois. J’ai donc la responsabilité de piquer. Double responsabilité, car je n’ai pour mémoire jamais loupé ce geste depuis mes études. Je détends le patient, du moins j’essaie, je me positionne, je pique, échec. Deuxième tentative, puis trois, puis stop. Le patient en a assez. Nous verrons demain.

Par chance, le matin suivant, le patient tombe sur une infirmière confirmée, qui tape juste du premier coup. Soulagement.

Le patient est las. Des années à courir les hôpitaux. Il en a eu plus qu’on ne devrait le supporter. Une trentaine d’interventions, les suivis, les bilans, les scanners…

Le pire dans tous cela c’est le sentiment (réel) d'être diminué, de n'être que l’ombre de lui-même.

Et puis il y a nous qui sommes là à nous acharner sur une prise de sang. Elle est pourtant indispensable à ma prise en charge, des résultats peut découler beaucoup. Mais pour lui, qu’est-ce que c’est ? un réglage de plus avant le prochain? De quoi réfléchir sur la relativité des besoins et des priorités selon qu'on se place du côté des patients ou des soignants.

Ce matin, visite de routine. Le patient ne va pas trop mal, j’ai du temps, j’entre dans sa chambre pour faire le point.

La discussion, au début très médicale, trouve une faille pour s’enfuir et digresser vers d’autres rivages. En même temps que la conversation s'égare le patient semble sortir de sa prison, son visage s’ouvre, et il me raconte sa jeunesse vendéenne lorsqu’enfant, il partait pêcher et plonger sur les plages des Sables-d’Olonne. Quand il voyait son père, Taquier, qui construisait des chalutiers en bois. Monsieur C. semblait habité par sa description, à l’écouter, je humais la brume iodée portée par le vent d’ouest qui pénétrait le chantier naval. Je sentais l’odeur des peintures et de goudron sous couvert du bruit de la scie circulaire.

Je voyais l’enfant qu’a été ce patient, courir sur la plage, insouciant. Il m’a parlé de son chez lui, de son père, des régates… il s’est évadé le temps d’une discussion, il a quitté sa prison de chaire.

C’est aussi ça mon métier, me mettre à la hauteur du patient et écouter, apprendre, partir, s’évader.

Au final, mon patient est un stoïcien qui s’ignore !


« Tu es maitre de ma carcasse ; prends-là, tu n’as aucun pouvoir sur moi »

Epictète




Iconographie: Marais salants, Noirmoutier, Photographie personnelle.








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