Je ne suis encore qu’un bébé médecin lorsque je suis confronté pour ma première fois à l’inhumanité médicale professionnelle.
Pendant la troisième année de mon cursus, je suis affecté au service d’oncologie du CHU. Tous les mercredis, c’est hôpital. J’attends ce jour avec impatience. Toute la semaine la tête enfouie sous les livres, cette journée est un entracte de mise en pratique. On voit de vrais malades avec de vrais docteurs, nos cerveaux absorbent les connaissances comme des éponges, nous sommes de petits grains de blé en germination dans le terreau hospitalier.
Ce fameux mercredi, je suis en binôme avec le chef de clinique qui m’emmène avec lui en consultation. Je n’ai jamais réellement eu à faire à lui avant ce jour. Un chef de clinique, c’est un médecin venant de terminer son internat et qui poursuit sa formation universitaire. Dans un parcours classique, ce poste est occupé par des médecins d’une trentaine d’années.
Je me souviens de ma première impression en le voyant : un homme maigre, à la calvitie bien installée, au visage oblong orné de grandes lunettes trop larges. Une cyphose dorsale lui donnait un air gibbeux. Arrivé dans le bureau avec un comportement trop sûr de lui pour sembler naturel, il arborait une blouse blanche ouverte bien trop grande pour ce corps trop svelte. Il s’est présenté et m’a lancé une invitation à le suivre sur un ton décontracté qui sonnait faux.
Ce médecin de trente ans a commencé à me parler comme on parle à un copain d’école de quelques classes de moins. Après quelques banalités, il s’est très vite vanté de « se taper » une infirmière du service… il s’est avéré que cette infirmière qu’il « se tapait » était en fait sa femme. Tout ceci avait vocation à impressionner l’étudiant que j’étais. Peut-être voulait il se la jouer docteur Mamour, ambiance Grey’s anatomy qui séduit les infirmières. Il m’a laissé l’arrière-goût d’un frustré qui surjouait un rôle écrit pour d’autres.
Ensuite, il s’est exalté d’avoir brillamment réussi le concours de l’internat en me jetant son classement au visage. Chercher une légitimité dans les yeux d’un étudiant de 3eme année… Je me souviens avoir eu du mépris pour lui, aujourd’hui c’est de la peine.
Je ne me serais sans doute jamais souvenu de toute cette mascarade si un clou d’inhumanité ne l’avait fixé dans ma mémoire.
Nous sommes en consultation, milieu d’après-midi, nous enchainons les patients. Mon chef du jour prend son rôle à cœur, il me briefe sur les dossiers avant de faire entrer les malades. Là, nous attendons un patient atteint d’un cancer de je ne sais plus quel organe depuis je ne sais plus combien de temps.
Ce dont je me souviens, c’est de son PET-SCANNER qui s’allumait comme un sapin de noël. Son corps n’était qu’une énorme métastase. Le docteur U. m’explique que l’évolution après cette quatrième et dernière ligne de traitement est catastrophique. Il n’y a plus rien à faire que l’expliquer au patient.
Le condamné entre, s’installe timidement pendant que moi je me remémore mes cours d’oncologie sur la consultation d’annonce des diagnostics difficiles. Le médecin s’assoit, se tourne vers son ordinateur sans regarder le patient qui du coup me fixe. C’est en scrutant les images de l’écran que le médecin se lance dans son explication :
« - Bon, et bien il n’y a plus rien à faire, c’est fini ! »
Pas de bonjour, pas d’introduction, pas de mise en condition, juste des mots froids d’une lourdeur infâme tirés à bout portant.
Je me souviendrai toute ma vie du regard de détresse du patient, regard qu’il a plongé dans le mien puisque le seul accessible.
Je me souviens du contre-transfert opéré ce jour-là, le ressenti de la misère de cet homme, du sol qui se dérobait sous ses pieds, du vide abyssal qui l’entourait. Il venait d’être poussé dans la mort sans sommation.
« -Vous vous en doutiez de toute façon » s’est senti obligé de lancer ce crétin thèsé.
Non, pas « crétin », le terme médical à employer pour un médecin oncologue ayant à faire à l’une des pathologies les plus vicieuses qui soit et qui montre autant d’empathie, c’est « connard ».
Bref, le patient n’a pas dit un mot, le médecin l’a renvoyé en lui disant qu’ils ne se reverraient plus et que l’équipe de soins palliatifs prendrait le relais.
J’en veux à ce médecin d’avoir piétiné la pousse en germination que j’étais, je lui en veux de m’avoir violé l’esprit toute la journée, mais je lui dis merci car je me suis forgé en partie grâce à lui. Lors de ma formation j’ai souvent pensé à ce qu’aurait fait ce docteur U. dans certaines situations, puis, je faisais exactement le contraire.
« Si la connerie se mesurait, tu servirais de mètre-étalon »
Michel Audiard
Iconographie: Vers le haut de Wassily Kandinsky.
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