Nous sommes le Jeudi 12 novembre. Hier, Madame D. a été admise dans le service. Elle souffre d’une démence sévère. Son compagnon ne peut plus gérer les fugues, les colères, les troubles du comportement et les mises en danger. La dernière situation en date se révèle être une insomnie de déambulation dans la maison. La patiente en a oublié de prendre ses médicaments contre l’épilepsie. Fatigue plus rupture de traitement, la sentence est immédiate, la patiente est prise d’une crise du mal sacré au milieu du salon.
La voilà donc partie pour les urgences.
Après plusieurs traitements adaptés, la patiente retrouve son état de base et est hospitalisée dans mon service.
J’arrive donc ce jeudi matin et, très tôt, on me parle déjà de cette madame D. connue de toute l’équipe. Difficultés en vue.
Je débute mon périple en passant de chambre en chambre, et je termine par cette charmante dame. Elle est grande, plantée là, au milieu de la pièce, le regard soucieux semblant regarder par la fenêtre qui se jette sur le parking de l’hôpital. Elle m’exprime avoir des problèmes avec ce qui se passe dehors. Je jette un œil, rien d’extravagant, une voiture passe, une autre se gare, un homme marche, une morne normalité d’automne.
Je suis par contre attiré par une chose se trouvant dans la chambre et pour être plus précis, dans les bras de la patiente. Elle tient dans ses mains trois carnets de coloriage. Je lui demande si c’est elle qui fait ces beaux dessins, ce à quoi elle me répond avec la fierté d’un artiste lors de son vernissage : « Oui ». Elle s’est alors mise à me montrer ses mises en couleurs qui je dois l’avouer étaient plutôt réussies.
Anxiolyse par le détournement de l’attention sur un objet apaisant. Anxiolytique 0 – 1 Docteur.
Plus tard dans la journée c’est le chaos dans le service : les patients vont mal, il y a eu deux décès, nous attendons des entrées, le téléphone ne cesse de sonner, l’infirmière du secteur de madame D. est noyée sous le travail. C’est à ce moment que notre artiste décide d’opérer sa sortie sur les planches. Elle commence à déambuler dans le couloir. Les portes du service ne ferment pas, nous sommes au premier étage avec un magnifique balcon sur le hall… inutile d’expliquer qu’une minute d’inattention peut se transformer en drame. Première alerte, une infirmière de la maternité nous ramène avec elle un beau bébé de soixante-quatorze ans qui s’était égaré un couloir trop loin.
L’infirmière vient m’expliquer la situation, ce à quoi je réponds avec mon flegme légendaire : «-Bien ». Je devine quelle est la demande sous-jacente : sédation et contention. Mais je tiens bon.
Je poursuis mon travail depuis le bureau tout en entendant très bien l’équipe qui chauffe tranquillement. C’est au tour des étudiantes d’être envoyées au casse-pipe. Elles arrivent à deux, paniquées par ce qui est en fait très courant. Je décide de jouer la carte de l’éducation.
«-Docteur ! Madame D. a encore fugué, ça devient ingérable » me lancent-elles presque à l’unissons.
Je réplique sèchement « Et donc ? que voulez-vous que je fasse ? » là, un blanc s’installe… que faire lorsqu’on vient poser une question à laquelle on pensait que coulerait de source la réponse ?
Les deux étudiantes repartent bredouille. Il ne s’agit pas de ma part d’une quelconque malveillance ou même de désintérêt mais seulement d’une petite leçon. On a tendance à oublier que le soin peut parfois prendre la forme d’une surveillance, d’une manière d’aborder la personne, d’un échange. Il ne faut surtout pas faire germer dans ces jeunes esprits fertiles qu’un trouble doit entrainer une prescription de médicament. Je pourrais prescrire quelques gouttes de LOXAPAC pour soulager tout le monde, mais est-ce éthique compte tenu de ce qu’a déjà ingurgité la patiente depuis deux jours ? De toute manière je suis contre ce type de pratique. On peut (doit) faire autrement. Les médicaments ne servent pas à pallier aux défauts et aux manques de notre système de santé.
Je poursuis ma démonstration. Je laisse nos deux élèves suivre, accompagner, tenter de raisonner la patiente. Après un moment, je crois comprendre que la patiente deviendrait agressive.
Je sors du bureau, demande calmement où se trouve madame D.. Je vais la voir et lui demande ce qu'il se passe. Elle me rétorque qu’il y aurait des problèmes dans sa chambre. Je lui réponds que nous allons aller les régler. 5 mots, et la patiente me suis et retourne dans sa chambre. Les futures infirmières me lancent un regard un peu jaloux d'avoir traiter le conflit si vite.
Il est dix-sept heures, nous n’avons toujours pas utilisé de calmant.
SEDATIF 0 – 1 Docteur.
Vingt minutes s’écoulent, la patiente sort de nouveau, je la vois passer au coin de la porte. Je sais que les infirmières rappliqueront dans mon bureau dans les trente secondes si je n’improvise pas. J’appelle la patiente, elle se retourne, arrive sur le seuil. Je lui demande où elle va, elle me répond qu’elle n’en a pas la moindre idée. Je lui propose de venir vers moi et là, miracle, elle accepte, s’installe et ne dit rien.
J’ai terminé de travailler sur mes dossiers pendant presque quarante minutes. Elle est restée à mes cotés sans mot dire.
Au final, bien qu’atteinte d’une démence sévère, madame D. est venue chercher dans les couloirs ce que nous voulons tous: un peu de compagnie.
Avant de partir, j’ai expliqué aux étudiantes que si la patiente se mettait à déambuler, il suffirait de lui trouver une chaise près d’une zone de passage et de vie. J’ai lancé un peu taquin « il vaut mieux une bonne chaise qu’un mauvais LOXAPAC».
Pharmacopée 0 – 3 Docteur
Ça n’était pas une journée perdue pour tout le monde.
Iconographie: La chaise de Vincent Van Gogh.
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