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Photo du rédacteurLes carnets d'Asclépios

JONGLER AVEC LA VÉRITÉ

Dernière mise à jour : 20 mai 2024



J’ai envie de consacrer ces feuillets à la question de la vérité. Peut-on mentir à un patient ? Que se passerait-il s’il le découvrait?

La question se pose plus souvent qu’on ne le voudrait et on se heurte à ce cas de conscience : mentir ou ne pas mentir ?

Voici un sujet difficile qui s’apparente plus à un jeu d’équilibriste sur le fil de la morale.

Partons d’une situation. Je m’occupe en ce moment d’une patiente charmante qui a vu passer quatre-vingt-huit printemps.

Petite grand-mère d’un mètre cinquante pour quarante-cinq kilos, un visage souriant à la peau sculptée dans l’écorce d’un vieux chêne. De nature plutôt bilieuse, elle aime à discuter de sa vie, de ses enfants, de son village.

On a découvert chez cette dame des images scanographiques fortement évocatrices d’un cancer du poumon avec métastases. Décision a été prise de ne pas pousser les investigations compte tenu de son âge et de l’absence de traitement à proposer.

J’ai donc accueilli cette patiente pour des soins « de confort ». Il lui reste probablement plusieurs mois à vivre avec la maladie évoquée.

Il se pose la question d’épargner à cette angoissée de nature l’évocation du mot « Cancer ».

Doit-on lui infliger des angoisses supplémentaires ? Par ailleurs, en prenant en compte qu’elle possède encore toute sa tête et que nous avons pratiqué chez elle plusieurs examens, on pourrait supposer qu’elle se questionne. Ajouté à cela que son état va inexorablement se dégrader dans les semaines à venir, quelles explications auront nous à apporter ?

On aurait l'envie à ce stade d’être honnête. Moi j’ai choisi de ne pas verbaliser et de jauger ce qu’elle savait de son mal.

Après plusieurs jours dans le service et des discussions quotidiennes, il s’est trouvé un matin ou elle évoqua d’elle-même le mot. J’ai confirmé. Elle a posé d’autres questions. J’ai répondu. Nous avons discuté de la maladie, de son état, de l’évolution inéluctable du cancer qui l’affaiblirait et l’emporterait. Elle parut triste puis tenta de s’autopersuader qu’il lui restait encore un temps certain à vivre et qu’elle irait quand même mieux. J’acquiesçais sans mot.

Déni, oubli, tentative de confirmation des paroles de la veille ? elle évoqua le problème plusieurs matins comme si c’était la première fois et elle réagit avec la même tristesse à chacune de mes confirmations.

J’ai donc petit à petit opté pour une évocation partielle de la « maladie », un louvoiement verbal de jour en jour pour au final ne plus en parler. La patiente n’a pas de trouble de la mémoire, tout fonctionne bien, son esprit résistait seulement pour ne pas avoir à intégrer et ingérer cette information. Je me suis donc rangé du côté de son subconscient. Nous n’avons quasiment plus abordé le sujet et depuis, nos discussions sont plus légères et le cœur de ma patiente un peu moins lourd.

Revenons à notre problème initial, car la question de la vérité demeure. Celle-ci est centrale dans notre pratique.

Balayons quelques pistes de réflexion philosophique.

Chez Nietzsche « Il est nécessaire que quelque chose soit tenu pour vrai, mais il n’est nullement nécessaire que cela soit vrai » et ce, pour favoriser la volonté de vie.

Nietzsche évoque la possibilité qu’il y ait une multitude d’interprétations des faits et en cela, nous pourrions être tenté d’exposer les faits d’une manière à les présenter sous un jour différent. Présenter notre vérité. Mais si chacun croit posséder sa vérité, existe-t-il encore une vérité ?

Poursuivons avec Kant qui préconise de son côté la vérité à tout prix. Le mensonge est moralement répréhensible. Vérité pour tous, par tous, quelles que soient les circonstances. C’est simple, direct, pas de question à se poser. Peut être un peu trop simple.

Benjamin Constant, plus mesuré, écrit « Le principe moral que de dire la vérité est un devoir, s’il était pris de manière absolue et isolée, rendrait toute société impossible […]. Dire la vérité est un devoir. Qu’est-ce qu’un devoir ? L’idée de devoir est inséparable de celle de droits : un devoir est ce qui, dans un être, correspond aux droits d’un autre. Là où il n’y a pas de droits il n’y a pas de devoirs. Dire la vérité n’est donc un devoir qu’envers ceux qui ont droit à la vérité. Or nul homme n’a droit à la vérité qui nuit à autrui »

Là on complexifie. Dire la vérité, oui, mais seulement à ceux à qui on la doit.

Héraclite :« c’est l’héritage légué à tous les hommes de se connaître eux-mêmes et de vivre dans la clarté »

Chaque Homme à la capacité de reconnaître la vérité, chaque Homme est la vérité…

On se dira qu’une personne ayant connaissance de sa finitude pourra organiser la fin de ses jours dans la clarté.

Voyez qu’il y a un large éventail de possibilités de penser la vérité et le mensonge.

L’éthique médicale et le droit nous donnent quelques outils :

L’Article 35 de la santé publique décrit : le médecin doit à la personne qu’il examine, qu’il soigne ou qu’il conseille, une information loyale, claire et appropriée sur son état, les investigations et les soins qu’il lui propose. […] toutefois, lorsqu’une personne demande à être tenue dans l’ignorance d’un diagnostic ou d’un pronostic, sa volonté doit être respectée, sauf si des tiers sont exposés à un risque de contamination. Un pronostic fatal ne doit être révélé qu’avec circonspection, mais les proches doivent en être prévenus, sauf exception ou si le malade a préalablement interdit cette révélation. »

Le code de déontologie médicale de 1995 affirme que « le médecin doit donner au patient une information claire, loyale et appropriée mais que pour une raison X ou Y qu’il apprécie « en conscience » il peut s’y soustraire».

En fait, toute l’ambiguïté réside dans le « en conscience ».

Il se surajoute aujourd’hui le problème d’internet qui rebat les cartes. Il est difficile de maintenir une relation du médecin savant et du patient ignorant quand le patient peut en quelques clics être informé de tout ce qui touche à sa maladie.

Pour revenir à mon exemple, je pourrais, en bon kantien, chaque jour dire la vérité et me laver de toute la culpabilité de mensonge. Mais la morale est-elle toujours la morale quand elle blesse son prochain sans apporter aucun bénéfice à celui-ci ?

La réponse est non. Et c’est à ce moment que le médecin devient funambule, il doit juger de la fragilité du patient et de sa capacité à intégrer l’information, et donc, jongler et distiller celle-ci de manière adaptée à chaque situation, situation ou parfois le devoir réside dans le mensonge ou l’administration d’une vérité tronquée.

Bien que la loi et l’éthique nous donne un code de conduite, chaque médecin doit s’efforcer tout au long de sa carrière de penser sa pratique et d’intégrer une pincée de philosophie à sa réflexion. Moins de science, plus de conscience.

Voici notre art, situé au carrefour philosophique du droit, de la morale, de l’éthique, de la logique et de la métaphysique. A la fois funambule, jongleur et lanceur de l’âme.

« Les médecins, ça sait sur nous des choses qu’on aimerait mieux ne pas savoir »

Martin Winckler




Iconographie: Le cheval de cirque de Marc Chagall.







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