Il est et il sera toujours des luttes millénaires pour lesquelles des batailles seront à mener.
Voici l’exposé d’un des faits d’arme de cette guerre, celui de l’arrogance contre la logique qui trouve écho en cette période troublée.
Les choses qui semblent simples peuvent être faussement identifiées comme inutiles quand elles sont en fait souvent primordiales.
Technicité n’est pas nécessité.
Voici l’histoire d’Ignace Philippe Semmelweis, médecin obstétricien hongrois du milieu du XIXe siècle.
Introverti et bougon, il n’est absolument pas bon orateur et présente de grandes difficultés à partager son avis avec ses semblables.
Après des études de droit il se prend de passion pour la médecine et part étudier en Autriche. Il subit rapidement les moqueries des autres étudiants concernant son accent hongrois provincial.
En lui faisant sentir qu’il n’est pas à sa place, ses camarades de promotion posent les fondations de l’affrontement de Semmelweis contre les instances médicales installées. La situation est très mal vécue par le hongrois et celui-ci rentre dans son pays natal pour y terminer son cursus.
Les perspectives d’avenir ne se dessinant (et décidant) qu’en Autriche, celui-ci décide de revenir après avoir soutenu une thèse peu marquante sur la botanique.
Après plusieurs expériences professionnelles, c’est dans l’obstétrique qu’il décide de faire carrière. Pour se faire, il décroche un poste de chef de clinique dans le service du professeur Klein. Il s’agit du premier service d’obstétrique de l’hôpital général de Vienne s’occupant entre autres de la formation universitaire.
C’est à cette époque que le jeune docteur Semmelweis, vingt-huit ans, va s’intéresser au sujet qui deviendra l’œuvre de sa vie : la fièvre puerpérale.
Petit aparté sur cette affection.
La fièvre puerpérale est une infection sévère imputable majoritairement au Streptococcus pyogenes.
Ce germe transloque au niveau sanguin après l’accouchement entrainant des épidémies de septicémies chez les femmes parturientes. Quasiment disparue dans les pays riches, elle entrainait à l’époque un taux de mortalité cataclysmique poussant à parler de la peste noire des femmes.
Evidemment, tout ceci est méconnu en 1848 lorsque Semmelweis débute sa carrière.
Revenons à notre histoire :
Quand Le jeune chef de clinique découvre l’hôpital de Vienne, celui-ci a la particularité d’accueillir deux services d’obstétrique. Le premier est dirigé par le Pr Klein, le deuxième par le Pr Bartsch.
Semmelweis est affecté au premier. Il est très rapidement mis à contribution car une épidémie de fièvre puerpérale sévit. Les taux de mortalité sont en moyenne de treize pourcents. Certaines sources rapportent même dix-huit pourcents avec des pics à trente. Quoi qu’il en soit, le service a très mauvaise réputation à tel point que les femmes préfèrent accoucher chez elle, voir même dans la rue, plutôt que dans le service de Klein.
La tâche du nouveau clinicien et de comprendre, ou du moins de faire baisser ces taux.
La première partie de son travail est l’observation. Très rapidement il constate que le service voisin ne présente pas de mortalité supérieure à deux pourcents. Il va donc étudier les techniques d’accouchement. Elles sont identiques. La sélections des patientes est similaire, elles passent toutes par l’entrée de l’hôpital et sont orientées vers le premier ou le second service uniquement en fonction du jour de la semaine.
Au terme de plusieurs semaines d’observation, il conclut que les techniques, le matériel, les produits, les draps, les lits, les locaux, les patientes sont absolument identiques. La seule et unique différence réside dans la qualité du personnel : le premier service accueille les étudiants en médecine de la faculté de Vienne quand l’autre service emploie des sages-femmes et leurs élèves. Il vérifie de nouveau les techniques d’accouchements et confirme que ce sont les mêmes…
Pourtant les chiffres sont édifiants, des taux de mortalité six à dix fois supérieurs pour les étudiants en médecine.
Il va tout de même pointer une différence entre les deux populations de soignants étudiées. Les étudiants en médecine pratiquent des autopsies et dissections de cadavres pour leur formation et parmi ces autopsies, on retrouve les cadavres de femmes décédées de la fameuse peste noire féminine.
Il décide donc d’orienter ses observations, mais rien ne le choque. Les locaux d’autopsies sont éloignés des salles d’accouchements, le matériel utilisé pour la première activité est différent de celui de la deuxième, toujours pas d’explication à l’hécatombe qui se poursuit à quelques pas d’ici.
L’année suivant son arrivée, l’un de ses collègues et amis, le Professeur Kolletschka, anatomiste, se blesse avec un instrument lors d’une dissection de cadavre. Il meurt quelques jours plus tard d’une septicémie dont la clinique ainsi que l’autopsie présentent de franches similarités avec celles des femmes atteintes de la fièvre puerpérale.
Pour Semmelweis, c’est le déclic, il n’y a qu’une explication : les étudiants qui manipulent les cadavres doivent porter sur leurs mains une particule contaminante qu’ils transportent jusqu’aux salles d’accouchement contaminant ainsi les femmes qui, après leur décès, sont ensuite autopsiées, le tout créant une boucle de contamination. C’est cette fameuse substance qui aurait contaminé son ami entrainant sa mort. Alors que quelques scientifiques dissidents commençaient en Europe à évoquer la possibilité que des microorganismes puissent être pathogènes, la société scientifique conservatrice refuse de valider ces thèses, préférant la conception ancienne de la perturbation des « humeurs » ou autres théories issues des canons hippocratique. L’arrogance avait tué le mouvement dans l’œuf.
Mais Ignace ne l’entend pas de cette oreille. Ce bougon taiseux forgé dans l’opposition à ces confrères avait bien l’intention de mener l’expérience à son terme.
Il proposa donc pour la vérifier un test très simple : Forcer les étudiants à se laver les mains entre les autopsies et les accouchements. Les résultats sont immédiats, une baisse de la mortalité à des taux comparables à ceux du service voisin. Notre scientifique ne s’arrête pas là, il propose de nettoyer les instruments entre chaque accouchement ce qui fait encore passer les chiffres de deux à presque un pourcent de mortalité.
Le succès est flagrant. Malheureusement, deux mondes vont s’affronter. D’un côté le docteur Ignace Philippe Semmelweis, ronchon susceptible et renfrogné qui fait comprendre à l’ensemble de la caste médicale qu’ils ne sont qu’une grande bande d’incapables, et de l’autre un monde médical arque-bouté sur ses croyances, piqué au vif dans ses certitudes. Difficile de faire admettre qu’ils sont responsables par leurs pratiques de milliers de femmes mortes d’autant plus quand l’interlocuteur n’y met pas les formes.
Mais pourtant, il avait raison, il avait posé les bases de l’asepsie par un geste simple : le passage des mains à l’hypochlorite de calcium pendant cinq minutes.
Malheureusement, et malgré quelques soutiens, Le docteur Semmelweis fût remercié et contraint de rentrer dans sa province.
Les anciennes pratiques ont repris et les mortes avec. L’argumentation était simple, un médecin n’avait pas à se rabaisser à un lavage de main, les grands professeurs destinés à de grandes découvertes n’allaient certainement pas s’abîmer la peau avec cette solution irritante.
Les amis du hongrois l’encouragèrent à publier et à faire la promotion de sa découverte. Vexé, il refusa de la partager, si importante soit-elle pour le monde médical.
C’est seulement quatorze ans plus tard qu’il se décida enfin à publier « étiologie, concept et prophylaxie de la fièvre puerpérale ». Description de ses recherches mais en même temps pamphlet contre les sociétés savantes, l’ouvrage sera sujet à la critique de l’ensemble de l’élite médicale européenne à quelques exceptions près.
Cette non reconnaissance le plongea dans une profonde dépression à laquelle s’ajouta une possible démence débutante. Il fût interné et mourut 4 ans après la parution de son ouvrage, probablement après un passage à tabac par les gardiens de l’asile où il séjournait.
Ses théories furent validées quelques dizaines d’années plus tard par tous les grands noms de la biologie : Robert Koch, Friedrich Löffler, Alexander Yersin, Louis Pasteur et bien d’autres.
Son nom fût oublié un temps jusqu’à ce qu’un jeune étudiant en médecine décide de le réhabiliter en lui consacrant son sujet de thèse, il s’agit de Louis-Ferdinand Destouches que l’on connaitra plus tard sous le nom de Louis-Ferdinand Céline.
Semmelweis n’avait pas eu d’éclat de génie, il avait simplement eu un sens de l’observation et un esprit logique qui fait cruellement défaut aujourd’hui. A l’époque des têtes bien pleines, il existe toujours trop de faveurs aux grandes découvertes techniques parfois inutiles mais potentiellement lucratives plutôt qu’à l’intelligence et la logique des gestes simples.
Le scientifique, comme le philosophe ou l’homme de loi, doit impérativement faire fi des considérations émotives, il doit dépoussiérer la vérité des jugements de valeurs, des préjugés, de l’orgueil pour ne garder que la vérité brute qui est cachée là sous les passions tristes et les basses ambitions.
C’est alors débarrassée de toute superficialité que la vérité pure peut se révéler et donner ses lettres de noblesse à l’homme de logique.
Iconographie: Ignace Philippe Semmelweis, gravure sur cuivre de Jenö Doby.
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