J’ai toujours méprisé le corporatisme car je déteste l’injustice.
Comment peut-on argumenter qu’une personne doit être défendue sous le seul prétexte qu’elle appartient à un groupe donné. Je défendrai toujours la personne juste devant le médecin fourbe. Malheureusement, je n’ai pas l’impression d’appartenir au groupe majoritaire de ma profession. Il y a ceux qui défendent leurs pairs à la vie à la mort, ceux qui pensent qu’un jour c’est eux qui devront être défendus (alors autant se mettre des copains dans la poche), et puis il y a ceux qui regardent passer les trains et qui suivent le troupeau. Le résultat est le même.
Si mon éducation a fait de moi une personne réfractaire au corporatisme, j’ai quand même eu des expériences qui ont su conforter mes positions.
En première année de médecine, mille-cinq-cents étudiants se battent pour un classement qui enverra un peu moins des deux-cents premiers dans l’année supérieure. Belle aventure humaine. On voit tout de suite ressurgir les pulsions les plus viles de l’être humain. Inquiétant quand on sait que ces petits poucets deviendront grands et s’occuperont de patients.
Pendant la « P1 » comme on l’appelait à l’époque, maintenant la PACES, tous les coups sont permis. Les redoublants qui ont échoué au pied du podium viennent semer un ouragan de cris pour bercer les primants dans un doux capharnaüm. Les anciens ayant gardé leurs cours de l’année précédente s’assurent (ou se rassurent) quelques places en misant sur la déstabilisation des nouveaux.
Autre petite courtoisie : Les notes manuscrites (pas d’ordinateurs à l’époque). Si par malheur ou par naïveté ou bien juste parce que vous pensez vous trouver dans un milieu civilisé, vous abandonnez vos notes sur le bureau le temps de prendre un café, et bien ces notes ont de fortes chances de disparaitre dans le vortex de la bassesse.
On peut citer également les tableaux d’affichages sur lesquels sont placardés les mémos et convocations aux travaux dirigés et qui se voient régulièrement arrachés pour déstabiliser les concurrents qui loupent de facto l’enseignement.
Les discussions dans la cour de récré avec d’autres P1 ne sont qu’enfumage. Chacun s’évalue, se juge, se jauge, se teste. Impossible de miser sur la parole, la plainte, la doléance d’un copain d’école.
Voilà plantée l’ambiance de première année.
« À vaincre sans classe on triomphe sans gloire » était plutôt mon adage et passer en deuxième année de médecine en marchant sur des cadavres aurait été inconcevable pour le jeune étudiant que j’étais. Alors j’ai collé mon ami du lycée qui m’a pris sous son aile et nous avons traversé cette étape en ignorant le reste du monde, tous les deux, les yeux dans les yeux. L’amitié peut vaincre une armée, une armée de P1 en l’occurrence.
Nous sommes donc passés chacun notre tour à la deuxième étape, la « P2 ».
La joie de la réussite passée vient la deuxième année. Cent-quatre-vingts braves qui se côtoieront pendant une décennie. Normalement, plus de lutte, plus de concurrence, tous arriveront au bout de la danse. Nous serions donc en droit de baisser la garde, de mettre pied à terre et d’enterrer la hache de guerre.
J’arrive donc dans cette deuxième année avec le pas léger. Première visite dans le panthéon du savoir médical, la faculté de médecine, étage des « deuxième-année ». Je me souviens de cette excitation mêlée d’appréhension, de la fierté de faire partie de cette élite, de ceux qui ont réussi. Orgueil de la jeunesse…
Nous sommes conviés pour la séance de présentation des études à venir. La tâche du P2 avant de commencer sa formation et de s’inscrire à une option. A la fin de cette séance vont devoir se faire les inscriptions. Dans les différents choix se trouve « l’histoire de la médecine » qui me fascinait déjà à l’époque. Je rêvais de me plonger dans l’étude de l’évolution de notre art à travers les âges.
Le nombre de place était limité pour chaque optionnel. L’inscription consistait à remplir un papier avec nom, prénom et choix du cours à suivre.
À la fin de la présentation, je range tranquillement mes affaires quand je vois l’ensemble des membres de l’amphithéâtre se lever comme un seul homme (ou une seule femme car elles n’étaient pas en reste) pour se bousculer, se pousser, se disputer vers la pile de papiers d’inscription. Lors des cohues, comme dans les files d’attente, le visage humain prend des traits simiesques de crainte, d’agressivité, de bestialité. J’ai toujours ressenti une honte d’appartenir à cette espèce lorsque je voyais disparaitre les règles sociales afin d’aboutir à une chose : être le premier. Déjà à l’école je ne courrais pas pour être devant à la cantine. Je vaux mieux que ça, et c’est cette solidité à mes principes qui me permet de porter mes combats. Je suis droit dans mes bottes. Ce n’est pas de l’orgueil, juste du respect envers moi-même et mes semblables.
Bref, je vois du haut de l’amphi ces êtres ridicules qui se montent dessus, se mettent des coups de stylo dans les mains pour être bien sûr que le professeur de chaque cours saisisse son papier et non pas celui du voisin.
J’ai eu le recul de me dire que les professeurs présents ne valaient pas mieux. Ils souriaient et probablement se revoyaient quelques années auparavant. Aucun n’a instillé un peu d’ordre et de dignité pour discipliner cette foule grégaire.
Je ne me suis pas inscrit au cours d’Histoire de la médecine. Qu’à cela ne tienne, j’ai lu tous les livres qu’il était demandé d’acheter pour ce module.
Dans cette émeute j’ai su garder mon honneur et j’ai gagné deux amis, car de toutes cette meute, quelques-uns comme moi sont restés en arrière, blasés et tristes de voir que de futurs médecins se comportaient comme des délinquants. De ces quelques résistants j’en ai approché deux, Charline et Eugène.
Ainsi armé de mon ami Rémi et de mes deux nouveaux acolytes, j’ai pu supporter cette décennie avec une lanterne de confiance, une canne de soutien et un sac à dos d’humour pour traverser le milieu des escobarderies universitaires. Même si j’ai appris à composer avec mes collègues, j’ai aussi appris à me méfier du chien qui a mordu une fois.
« L’honneur défend des actes que la loi tolère »
Sénèque
Iconographie: Le monde des images par René Magritte.
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