Jusqu’à aujourd’hui, j’ai régulièrement été amené à sédater des patients. Je divise ces cas en deux catégories. La première concerne des patients très usés, souvent déments, dénutris, anorexiques, parfois déjà partiellement comateux et qui présentent un inconfort, des douleurs, une anxiété patente. On instille donc de la morphine, du midazolam, de la scopolamine, et autant d’autres drogues permettant un état de soulagement. La deuxième catégorie comprend des malades qui sont encore vigiles. Atteints de maladies incurables, ils vont commencer à en présenter certaines complications. Une occlusion, des douleurs osseuses, des insomnies sévères, une paralysie, etc… On initie alors un traitement visant à masquer le ou les symptômes. On sait pertinemment en glissant le doigt dans cet engrenage que les doses seront augmentées parallèlement à la dégradation du patient pour arriver progressivement dans la première catégorie avec des personnes comateuses. Dans le premier cas, les contacts sont limités avec le patient, dans le deuxième, le temps nous laisse une période de préparation à leur dégringolade. Dernièrement j’ai eu à faire à une troisième catégorie. Une patiente atteinte de douleurs métastatiques, d’une paralysie des jambes et de l’abdomen, d’une occlusion et de nausées intenses m’a demandé de la faire dormir. La loi prévoit effectivement, dans le cas d’une pathologie dont le pronostic est grave à court terme, de provoquer une sédation profonde. La patiente et moi avons donc discuté à plusieurs reprises de sa décision. Puis la décision prise, nous avons convenu des modalités, de la date et des personnes qu’elle souhaitait voir avant de s’endormir. La particularité de cette demande, c’est que contrairement à la deuxième catégorie de patients qui s’éteignent progressivement, cette dame souhaitait passer de l’éveil au sommeil, comme ça, brutalement, comme on éteint une chandelle. Dormir pour ne plus souffrir. J’ai bien évidemment accepté. De toute manière on ne me le demandait pas, la loi est prévue pour ces situations, on ne me demandait « que » de l’appliquer. Ce fut donc une première pour moi. Alors j’ai étudié, je me suis assuré de choisir le meilleur protocole, et le jour venu, je suis allé voir ma patiente. Elle semblait légère, libérée, déchargée de tout. Elle désirait, avant de partir, boire une flute de champagne avec ses proches. Après avoir trinqué dans cette ambiance lourde, je l’ai laissé profiter de sa famille. Quand j’y pense, je ne peux m’empêcher de ressentir cette atmosphère, ces verres qui s’entrechoquent et qui célèbrent la mort. Avec le recul, je sais qu’on célèbre en fait la délivrance, on célèbre une victoire sur la mort. Cette mort qui attendait au coin de la porte et à qui l’on a coupé l’herbe sous le pied, pour maitriser le destin. Cette patiente à la vie volée a su s’accaparer ses derniers instants pour choisir ce qu’elle en ferait. On lui a tout voler, sauf sa mort. Vers quinze heures quarante-cinq, elle a sonné. La lumière rouge s’est éclairée, le bip strident a retenti, c’est le moment qu’elle avait choisi. Toutes les vingt minutes, la dose est augmentée. J’entre dans la chambre, lui demande comment elle se sent, je vérifie son état de vigilance, et j’augmente la dose. Quelques clics pour de la paix. Je m’assoie près d’elle, je discute une minute, je lui saisis la main puis je m’en vais. Vingt minutes passent encore, c’est court vingt minutes, j’entre, je salue Françoise, qui tenait à ce que je l’appelle par son prénom puis je salue la famille, qui est là et qui veille. Puis j’augmente encore, et encore, et encore, et encore… À dix huit heures, lors de mon avant dernier passage, Françoise est somnolente, à peine réveillable. Elle lutte pour garder un œil ouvert et me regarder. Je lui ai demandé de lâcher prise, de se laisser aller, et elle a fermé les yeux. Avant de quitter le service ce vendredi soir de janvier, je suis passé, en civil, la saluer une dernière fois. Elle dormait. Plus de son, plus d’image, une quiétude, un corps sage. J’ai salué la famille et je suis parti en lançant un dernier « au revoir Françoise ». Je ne l’ai plus revue. Elle ne s’est plus réveillée et s’est éteinte le dimanche, quarante-huit heures après mon départ. Cette histoire est bien différente des autres du fait de la brutalité du changement d’état. Je ne l’ai pas endormie progressivement sur plusieurs jours. Je n’ai pas non plus sédaté un patient déjà semi comateux. Le midi nous discutions de tout et de rien, à quatorze heures nous buvions du champagne et à dix-huit heures elle prenait le dernier train pour les étoiles. Il y a une chose que je retourne dans ma tête depuis ce jour : quelle différence entre cette sédation profonde et une euthanasie ? La première est légale et non la seconde. Une simple question de légalité ? Est-ce que la différence se trouve dans l’intentionnalité ? la sédation ne donne pas la mort mais y contribue quand l’euthanasie provoque la mort dans l’intention de la donner. Une action se juge-t-elle par ses conséquences ou par son intentionnalité ? Les mots sont importants, mais les gestes qui en découlent me semblent hypocrites. La différence entre la sédation et l’euthanasie, c’est quelques millilitres. Imaginons que Françoise ait vécu deux jours de plus, ou quatre, ou sept. Quelle différence ? Quelques clics en plus de ma part et Françoise partait le vendredi. La différence existe plus pour les vivants que pour les mourants. Depuis des années je ne réussissais pas à me forger un avis sur l’euthanasie. Je n’oublierai jamais Françoise car elle restera celle qui m’a fait trancher.
Iconographie: Etretat, soleil couchant par Claude Monet.
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