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Photo du rédacteurLes carnets d'Asclépios

DU TACT AU BLOC

Dernière mise à jour : 28 mai



Hier, Je rencontre madame J. qui vit depuis plusieurs années avec du sursis. Il y a dix ans, on lui diagnostique une gammapathie monoclonale. De vilains mots pour dire qu’un globule blanc fait des siennes et fabrique trop d’anticorps. Comme il reste raisonnable, on le surveille, mais il est possible que dans deux ans, cinq ans, dix ans, il devienne ingérable et se transforme en une maladie du sang pas sympathique. Alors Madame J. a repris sa place dans le trafic de la vie et a presque réussis à oublier le leucocyte anarchiste. Fin deux-mille-vingt, une fatigue s’installe, puis un essoufflement, puis une perte de poids. Un kilo, puis deux, puis six, puis quinze. Madame J. sait, madame J. vient faire confirmer aux urgences. Les petits tubes de sang partent au labo, attente de quelques heures, le verdict tombe : Myélome multiple qu’on nomme aussi maladie de Kahler ou maladie pas sympathique évoquée plus haut. Bref, l’anarchiste a convoqué ses copains et ils ont mis à feu et à sang sa moelle osseuse puis l’os tout entier. Cette maladie ronge littéralement de l’intérieur. Elle fait des petits trous dans le squelette, pompe la moelle et balance les déchets dans les reins qui s’abîment… une maladie pas sympathique du tout. Mais la patiente n’a que la soixantaine, l’arsenal de l’hématologue est garni et continue de s’étoffer d’année en année. « On soignera bientôt le myélome » me lançait un professeur il y a quelques années pendant un congrès. L’urgentiste, qui a eu le nez creux, commence à préparer le terrain psychologique. C’est ensuite à mon tour de lui expliquer la maladie puis les examens ainsi que les modalités thérapeutiques à venir. Madame J. est attachante, souriante, un peu timide, d’une douceur communicatrice. Elle semble fragile mais volontaire. Elle donne envie d’être parfait dans la prise en charge. J’appelle le médecin qui suivait de loin le globule blanc rebelle. Il planifie une hospitalisation de jour au CHU la semaine à venir pour réaliser les examens. Je lui propose d’avancer un peu d’ici là pour ne pas perdre de temps, il me demande donc un bilan biologique, un scanner, une échographie cardiaque et la pose d’une chambre implantable. La chambre implantable c’est un boitier d’accès aux belles veines qu’on vous place sur la poitrine. C’est utile pour faire les prises de sang, passer des traitements et surtout les chimiothérapies qui pointes leur nez. J’obtiens une place au bloc opératoire dans la journée. J’expose le programme des festivités à la patiente et lui promets de passer cet après-midi après le geste. Cet après-midi après le geste, il est seize heures quand j’entre chambre 102. La patiente fait grise mine, l’intervention ne s’est pas bien passée. Je m’assoie au bord du lit (au mépris de tous les protocoles sanitaires en cours). Là, la patiente se confie à moi parce que « tout le monde est gentil dans le service » et qu’elle « peut tout nous dire ». Alors qu’elle était allongée sur la table froide de cette petite clinique de campagne, qu’un champ stérile se dressait devant sa tête pour la séparer de celle du chirurgien à quelques centimètres, elle entendait l’opérateur lancer à son équipe : « -Mais qu’est-ce qu’il y a comme gras, comment voulez-vous que j’y arrive ? mais vous voyez ça l’épaisseur ! » Après une heure d’intervention, deux fois plus longtemps qu’il n’en faut habituellement, la patiente demandait avec sa douceur naturelle si elle pouvait être redressée sur la table. C’est alors que sans mot dire, la brute du bloc redressa d’un coup sec le dossier déclenchant de violentes douleurs dans ce dos mité par la maladie. En effet madame J. est obèse, elle le sait, elle le dit avec ses mots : « J’ai un physique atypique ; la maladie m’a fait perdre du poids mais ça ne me fait pas de mal », mais elle ne comprend pas qu’on ait pu être si grossier au bloc opératoire. Pourtant elle s’en excuse la larme à l’œil : « Le chirurgien a eu du mal à cause de mon surpoids, ça a compliqué les choses ». Non ! non, ça n’a pas compliqué les choses. J’ai travaillé un an et demi en hématologie, cinq mois en cancérologie, j’ai fait poser des chambres implantables à nombre de patients en surpoids et jamais on ne m’a rapporté de problème. Non ! Ça n’était qu’un petit chirurgien qui a camouflé son manque de dextérité pour ce geste par de l’agressivité et des mots lestes. La grossophobie a encore de beaux jours devant elle. Parent pauvre des discriminations, le travail est encore long. Nous avons enterré cette mésaventure par une pirouette verbale et quelques rires. La patiente est repartie de l’avant dans l’aventure difficile qui l’attend mais elle garde, là, sous la peau, la cicatrice des mots d’un tyran.




Iconographie: La Poétesse par Joan Miró.







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