Douce matinée dans la campagne reculée d’un petit pays viticole. Nous sommes à la fin de l’été. Le soleil éveille les parfums secs des champs de tournesols. Plus loin on s’affaire à récolter les grappes d’un fruit chargé de toutes les promesses de sa transformation future. La lumière éclaire champs et forêts avec cette inclinaison, ce rayonnement propre à ce comté unique sur terre. Ce pays possède ses variations de lumière, sa palette de couleurs, ses bruits et ses murmures, ses ciels, ses ardeurs, son accent et ses habitants, c’est la belle campagne du département qui m’a vu naitre et grandir. Nous sommes dans un village d’à peine huit-cents âmes qui a su conserver un caractère certain avec ses petites ruelles serpentant entre de vieilles maisons de pierres. Ici, les commerces survivent encore : boucherie, pharmacie, boulangerie, fleuriste, tabac, presse… et trois médecins. Privilège, je suis interne dans le cabinet de l’un d’eux. Le praticien qui m’accueille est le médecin de campagne par excellence : enfant du pays, il connait les habitants et a su se faire respecter de ceux-ci. Polyvalent, il sait proposer aux habitants un large éventail de soins : des pathologies communes aux plus difficiles, de la pédiatrie à la gériatrie, plaies et sutures, gynécologie et échographie, électrocardiogramme, social, … Il est sur tous les fronts. Comme c’est le cas en campagne, le médecin est souvent plus que médecin, il est une autorité morale. Je me souviens de consultations menées pour des motifs telle qu’une demande de conseils sur des problèmes de couple, d’éducation, de voisinage… Il est un pilier de cette vie rurale et il accomplit superbement cette mission. Revenons à cette matinée tranquille, à ce mardi qui était assez semblable aux autres. Les consultations avaient débuté vers huit heures, nous arrivions à la fin de la dernière, il devait être midi. Ce jour-ci, seulement deux visites à domicile sont programmées. Le médecin prépare sa trousse et nous voilà partis sur les routes de campagne. Nous roulons et nous nous enfonçons à travers bois et bosquets pour arriver, il faut le dire, au milieu de nulle part : un corps de ferme entourant une cour. Aux abords une carcasse de voiture semble appartenir à des poules ayant probablement décidé d’y cacher quelques œufs. Un chien au poils dégarnis semble garder la propriété mais sans vraiment nous barrer la route. Nous arrêtons notre monospace et descendons. Je talonne mon maître qui m’explique succinctement qu’il s’agit d’un ancien agriculteur vivant ici avec un de ces fils a priori absent en ce moment. Le patient vit seul et ne conduit plus. Il est atteint d’hypertension artérielle, d’arthrose, de diabète et surtout de crises de goutte à répétition. Le temps de la présentation, nous avons longé le mur de la maison séparé de la cour par une haie mal taillée et nous grimpons les marches des escaliers. Le Dr C. frappe et entre. Je m’engouffre derrière lui. Il sait exactement où aller, les lieux lui sont bien connus. Le patient attend dans la cuisine, une casserole à la main pour préparer ce qui semble être des flageolets. L’homme nous salue chaleureusement, le docteur me présente et m’introduit. Le patient me laisse l’examiner, prendre sa tension sous le regard toujours alerte du docteur qui assure le compagnonnage. Le médecin commence à s’installer au bout de la table recouverte d’une nappe en plastique jaune à motifs. Il débute la rédaction des ordonnances quand le patient surgit, une bouteille d’anisé local à la main, pour nous proposer allégrement : « -Bon il est midi passé, vous allez bien prendre un p’tit canon avec moi ! » Le médecin : « -C’est pas de refus » De mon côté j’obtempère, un peu surpris, mais sans me défendre. Mon maitre et l’ancien agriculteur discute des choses du pays. Je suis le spectateur d’une humanité simple, une normalité provinciale. Malgré l’arthrose et l’arthrite, notre brave patient sait attraper la bouteille et nous resservir avant même que nous ayons objecté. Deux verres, un de trop, il faut repartir, une autre visite nous attend. Mon maitre m’explique que le pauvre monsieur ne recevant pas de visite, il prévoit toujours de le voir à domicile des jours plus légers en travail pour discuter et parfois partager un verre avec lui, ça fait partie du soin du patient… et du médecin aussi me lance-t-il en rigolant. Nous montons dans la voiture ragaillardis par cette petite parenthèse et nous mettons en route pour la prochaine visite. Celle-ci se fait chez un couple que j’ai déjà pu rencontrer à trois reprises, à chaque fois au domicile. C’est l’épouse qui prend les rendez-vous pour son mari de 65 ans. Ancien couple dynamique, jeunes retraités, ils possèdent une belle maison des années 70 très bien entretenue, un parc bien arboré, un intérieur correctement tenu, bien meublé, tout pourrait aller pour le mieux dans le meilleur des mondes, mais monsieur est atteint d’un mal insidieux : des névralgies pudendales. Douleur d’un nerf du périnée qui entraine de violentes douleurs rendant souvent les patients complètement fous. Lui est sur un versant déprimé. Il reste toute la journée dans le noir, au lit, il ne souhaite voir personne, ne parle même plus à ses petits enfants. Il grogne plus qu’il ne parle à sa femme. Elle décrit vivre avec un fantôme. Nous allons voir son mari qui répond du bout des lèvres pour lui proposer un nouveau traitement qui ne fonctionnera pas… il a déjà vu tous les spécialistes de la discipline, alors que faire d’autre qu’essayer et peut être lui donner un peu d’espoir? C’est peut-être à nous que nous en donnons d’ailleurs. La visite était aussi décourageante que d’habitude. Difficile d’accepter dans notre profession que la médecine ne puisse pas tout. Après avoir examiné et discuté avec monsieur, nous rejoignons son épouse qui nous attend dans la cuisine, elle est découragée, ses yeux sont lourds de tristesse, nous discutons un moment et dans un élan d’auto-persuasion, elle chasse toutes ses idées sombres pour nous proposer de boire un apéritif. « -Non c’est très gentil, mais nous venons d’en accepter un à la précédente visite » lance le médecin en homme responsable. La charmante dame déçue persévère : « Le temps que vous prépariez l’ordonnance ? Vous avez déjà refusé les fois dernières ! » Je me souviens avoir regardé mon maitre qui comme moi, savait que nous transgressions un peu les règles, mais nous n’eûmes pas le courage d’abandonner cette brave dame. Nous avons beaucoup ri, notre hôte relâchait plusieurs semaines de tension, son visage habituellement si fermé s’ouvrait joyeusement. Nous avons également eu le droit à deux rations… c’est la norme ici. Il était treize heures passées quand nous sommes partis, nous n’avions pas mangé, j’étais heureux que les consultations ne reprennent qu’à quinze heures… Heureusement pour la santé du médecin, accepter la proposition est exceptionnelle, mais il est très fréquent qu’on nous suggère ces instants de partage. Certains vont même jusqu’à nous installer le couvert. Le monde rural est loin d’être mort et il garde dans son code génétique les réflexes de convivialité qui font cruellement défaut dans bien des couches de notre société moderne. Petite parenthèse de convivialité, ces instants aident à nouer la relation et à faire de notre profession bien plus qu’une simple prestation de service. Des Hommes au service de leurs semblables pour former une communauté interactive. Une chose est certaine, je ne quitterai jamais ma campagne. Le bonheur ne réside pas dans le plaisir mais dans ce que la répétition de ceux-ci peut apporter de bien-être et d’apaisement des souffrances.
Iconographie: Vignoble rural, photographie personnelle.
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