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Photo du rédacteurLes carnets d'Asclépios

BRULER PUIS S’ÉTEINDRE

Dernière mise à jour : 8 mai



Ce texte végète dans mon esprit depuis des années, deux pour être exacte. Il est la raison de la rédaction des Carnets d’Asclépios. Si je ne l’ai pas débuté plus tôt, c’est probablement que je n’avais pas terminé le travail intellectuel, la démarche de compréhension et de reconstruction qui permettrait de trouver les mots justes. Ce matin, comme une pomme qui me tombe sur la tête, j’allume mon ordinateur et mes doigts commencent à taper sur le clavier. Je n’ai plus rien à réfléchir, tout est là, il suffit de cueillir les mots.


Tout commence il y a huit ans, je suis un jeune interne destiné à un exercice de médecine générale. La médecine rurale, la pierre autour de laquelle s’articule toute la vie sanitaire d’une communauté de campagne, le suivi des familles, le rapport privilégiées avec celles-ci, je me vois déjà dans mon cabinet. C’est avec cet objectif que je début mon premier poste hospitalier, proposer une offre de soins solide d’ici trois ans, date de fin de mon internat. Le premier semestre de ma formation se passe puis j’attaque le suivant : Médecine interne. La discipline de la médecine polyvalente, la médecine générale hospitalière avec une particularité, l’étude des maladies rares. Pour moi c’est une révélation, un coup de foudre, cette discipline me séduit par deux facettes. Premièrement, le côté généraliste, je suis dans mon métier comme je suis dans la vie, je m’intéresse à tout sans être spécialiste de rien, c’est le cas de la médecine polyvalente. Il faut toucher à la cardiologie, la neurologie, les maladies infectieuses, la pharmacologie, la biologie, la radiologie, l’endocrinologie, etc., etc. Et dans le même temps, dans ce fatras de problèmes médicaux, il faut être capable d’identifier les pathologies rares, maladies auto-immunes, inflammatoire, de surcharge, génétiques. Apprendre dans les livres des pathologies que nous n’aurons à diagnostiquer peut-être qu’une seule fois dans notre vie après une enquête médicale poussée et bien menée… Cette spécialité était faite pour moi. Manque de chance, je me suis déjà orienté vers la médecine générale. Mon chef de service de l’époque a senti, sans que jamais nous n’en parlions, qu’un tropisme pour cette pratique existait en moi car il m’a convoqué un jour pour me proposer un poste dans son service. J’ai objecté que je n’étais pas formé, il a répondu qu’il m’y aiderait. Il me restait donc deux ans et demi pour apprendre ce que d’autres font en cinq (internat de cinq ans pour la médecine interne). La machine était lancée, je ne serais pas médecin de campagne mais médecin hospitalier. Choisir c’est renoncé, j’ai fait le deuil d’une vie pour une autre.

Commencent alors deux années et demi de dur labeur, mais combien il est plus aisé d’apprendre quand on a la passion. Car c’est une réelle passion, un amour que j’ai pour cette spécialité. Je débute un diplôme universitaire dans le saint des saints, le service de médecine interne de l’hôpital Cochin. Deux années de matraquage consenti. A côté, mon maître me met en relation avec d’autres pôles d’excellence pour des formations. Je participe à chaque congrès de la société nationale de médecine interne, je lis chaque mois la revue à laquelle je me suis abonné. Pendant tout ce temps je mange médecine interne, je respire médecine interne, je vis médecine interne. En parallèle je prépare ma thèse sur un sujet pointu de la discipline. Arrive la fin de mon internat. Encensé par tous les chefs de service où je suis passé, après avoir validé mon mémoire de diplôme universitaire et mon diplôme d’étude spécialisé, je soutiens ma thèse avec une mention très honorable et les félicitations du jury. Me voilà docteur en médecine.


Je prends mes fonctions dans un hôpital public aux côtés de l’homme qui m’a fait, mon maître à penser, le Dr Laforêt. J’intègre une équipe formée de deux internistes et trois hématologues, je viens donc équilibrer les comptes pour prendre en charge trente-deux lits à six. Le nombre idéal de médecin pour pratiquer la médecine tout en continuant de se former. Avec l’activité forte d’hôpital de jour, les consultations, les avis interservices et extrahospitaliers, la formation des internes, les mise à jour des connaissances, l’activité de recherche, tout est en place pour une belle pratique de mon art. Je prends rapidement mes marques et me fait reconnaitre des mes pairs tant sur le plan humain que professionnel. Je ne pouvais pas espérer mieux. Le Dr Laforêt me délègue de plus en plus de tâche, des patients lourds et des responsabilités de service. Un jour il se confie. Il lui reste une dizaine d’années à pratiquer avant de se retirer, il a vu en moi la suite. Il aimerait me laisser la chefferie d’ici quelques années afin d’assurer une transition en douceur.

J’ai la trentaine et un tapis rouge pour faire ce que j’aime toute ma carrière. Le rêve.


Au bout de quelques mois, l’ambition des uns attisée par l’administration des autres entraine la sécession. Beaucoup de services vivent avec moins d’effectif médical, nous avons besoin de lit car l’hôpital est sous dimensionné, nous allons donc séparer la médecine interne de l’hématologie. Nous nous retrouvons donc à trois internistes pour les trente-deux lits. Changement de rythme. Non pas que les journées étaient calmes avant, elles étaient remplies mais gérables. Maintenant on travaille à flux tendu. La moindre absence devient une souffrance pour les deux qui restent, les internes fuient le service. Malgré tout, la flamme perdure et m’aide à tenir le cap dans la tempête.


Pourtant, au fil des mois, les défauts de l’institutions qui jusque-là me paraissaient en filigrane commencent à se faire plus épais et présents.


La baisse de la population paramédicale qui avait débuté quelques années plus tôt se poursuit. Les infirmières prennent plus de patients en charge, il y a donc des oublis, elles ne connaissent plus les patients et le support qu’elles nous offraient se délite. La population paramédicale du service est à quatre-vingt pourcent constituée de jeunes sortantes de l’école. Un ensemble de facteur qui rend la prise en charge de plus en plus moyenne.


Des changements dans le mode de direction de l’établissement focalisent le cap sur des points clés : baisse du temps de passage aux urgences, diminution de la durée d’hospitalisation. Il est clairement dit, jamais écrit, que la qualité du soin passe après. « Faites sortir les patients plus tôt au risque qu’ils reviennent dans quelques jours, mais nous auront fait tourner les lits et nous pourrons coter une nouvelle hospitalisation ». Ces mots perturbent ma conscience, peut être trop naïve, de jeune médecin.

S’en suit une fuite des médecins de l’établissement. Sur quinze jeunes arrivants comme moi, plus de la moitié partirons en un an et encore un quart l’année suivante.

Moins de médecins, plus de charge, plus de stress, plus d’agressivité, allongement des délais pour avoir un examen, allongement des durées d’hospitalisation, majoration de la pression de l’administration sur les équipes… le cercle vicieux se met en place.


Plus la charge de travaille s’accumule, plus la fatigue nous écrase, moins de patience nous avons. Le nihilisme sociétal ambiant permettant à une secrétaire de refuser un examen avec dédain, un brancardier de refuser un transport à une infirmière parce que la demande est mal remplie alors même que le patient le nécessite en urgence, à un technicien de bousculer médecin et famille en pestant parce que le changement d’ampoule prime sur l’accompagnement, tout cela alimente le terreau du déclin. L’hôpital n’a même plus de cadre moral.

Les patients ne sont plus vus ni par les médecins, ni par les infirmièr(e)s, ni par les aides soignant(e)s. C’est mathématique, on divise le nombre de soignants par deux, on ne peut plus être aussi présent qu’avant. Allez expliquer ça aux enfants de madame Untel qui ont appelés il y a quarante-cinq minutes pour faire changer leur maman plaine de selles : ils ne le comprennent pas et s’en prennent aux équipes.


Plus les mois passaient et plus je voyais de tristesse autour de moi. Jusqu’à ce que chaque semaine, un ou une collègue vienne s’effondrer dans mes bras.

Je ne le sais pas encore, mais le socle des mes espoirs a commencé à se fissurer.

Un jour, L’hôpital a une brillante idée : Informatiser les programmations de l’hôpital de jour. Sur le principe c’est une bonne idée, mais c’est dans l’application que le bât blesse. Logiciel mal pensé, mal appliqué, mal coordonné, mal expliqué. Les demandes qui prenaient une minute en prennent dix. Une fois sur deux une infirmière nous demande, sans mettre les formes, de refaire la prescription parce qu’il y a un vice de procédure. Les infirmières et secrétaires nous harcellent littéralement alors même que l’on a souscrit verbalement à leurs doléances. Gare aux exigences non assouvies dans l’instant. S’ajoute donc des petites irritations quotidiennes.

Puis s’est ajouté le module. Le logiciel de gestion des lits. Quand un patient se présente aux urgences et qu’un diagnostic est posé, le médecin le valide et une cellule constituée d’infirmières reconvertis aiguille le malade dans un service. Cette instance donne aux urgentistes les pleins pouvoir et permet de vider les urgences sans entrave. Dans les services, les médecins n’ont plus leur mot à dire. Ainsi, on prend ce qui vient et on se tait. Plus de discussion, plus de filet, nous prenons des patients sous notre responsabilité sans avoir notre mot à dire. Ce que nous redoutions est arrivé. Les erreurs d’aiguillages sont légion. Patients instables ou patients ne nécessitant pas d’hospitalisation, patients relevant d’autres spécialités, patients pour lesquels les diagnostics urgents n’ont pas été recherché, prise de sang non regardé avant d’envoyer le patient dans les unités, …

Pas une semaine sans que plusieurs erreurs ne soient commises.

Chaque petite frustration vient s’ajouter pour créer le mal être. Prises séparément, elles ne sont que de petits problèmes, mais additionnées, c’est une charge mentale insoutenable au quotidien.

C’est comme remplir un sac vide avec un petit caillou. En soit, chaque caillou est léger, puis viens le moment ou le moindre gravier vous tord de douleur jusqu’au dernier qui vous brise.

Je me souviens des deux derniers cailloux. Le premier était un agent d’entretien qui m’a volontairement bousculé alors que j’annonçais la fin de vie d’un patient à sa femme et son beau frère dans le couloir. Je me rappelle des yeux d’incompréhension de l’épouse. Je n’avais pas réagi puis m’était précipité vers le reître pour plus d’explication une fois l’entretien terminé. « Vous n’avez qu’à aller dans votre bureau » m’avait-il répondu. Mon bureau situé à cent cinquante mètres à l’étage du dessous et deux services plus loin alors qu’un des membres de la famille peine à marcher. Dans mon bureau alors que la famille m’interpelle à la volée en sortant de la chambre du mourant, dans mon bureau… non. Comment en est-on arrivé à devoir se justifier devant l’homme de ménage ? Où sommes-nous ? Dans un hall de gare ? Quelle est la priorité ? le sol ou le patient et sa famille ? Cinquante ans de laxisme social nous mènent à cela. On confond l’égalité des Hommes avec l’égalité des fonctions. Humainement, je ne suis en rien supérieur à mon agresseur mais dans le fonctionnement de l’hôpital, mon travail est indiscutablement plus important. Un médecin dans un hôpital est prioritaire sur le travail d’un ASH. Ça, c’est en théorie, car je ne l’ai jamais fait prévaloir, mais la discipline et le respect de la hiérarchie a été balayé il y a longtemps, là nous parlons de principe simple, on ne bouscule pas une autre personne quelle qu’elle soit.

Je suis pourtant resté calme jusqu’à ce qu’il me tutoie en me dise « J’ai du boulot ». Je l’ai soulevé de sa machine pour le plaquer contre le mur puis, je l’ai jeté hors du service en lui envoyant les clés de son véhicule à la figure en lui promettant que si je le revoyais je serais moins tendre…

J’ai compris à ce moment que je dépassais les bornes et que l’hôpital m’avait tué.


Le deuxième gravier fut une collègue urgentiste qui m’intima de prendre une patiente alors même que je la savais instable et qu’elle finirait en réanimation. Une jeune avec une maladie de Crohn qui perforait probablement son intestin. Les infirmières du fameux module me disaient la même chose : c’est comme ça, vous n’avez pas votre mot à dire. Ma collègue urgentiste fut moins tendre : va te faire mettre avant de raccrocher. Je ne voulais qu’une chose, discuter du dossier entre collègue, mais le rapport de force ne me donnait aucune chance. La patiente a fini en réanimation une heure après son arrivée dans le service.


Usé, fatigué, lessivé, je n’étais que l’ombre de moi-même. Mes proches ne me reconnaissaient plus, je devenais dangereusement un sale con.


J’ai quitté cet établissement pour des remplacements hospitaliers, histoire de voir si l’herbe était plus verte ailleurs.

J’ai pu constater qu’ailleurs, il n’y avait plus d’herbe. La pire expérience fut celle de cet hôpital rongé par la médiocrité et la compromission dont je vous ai déjà parlé dans d’autres publications dédiées.


Deux ans ont passé.


Pour des raisons familiales, j’ai dû me fixer. Je suis revenu dans mon Hôpital d’origine.

Je n’attendais plus rien du système hospitalier si ce n’est une place stable le temps de monter un projet de médecine générale. J’y suis retourné confiant et préparé à ce que j’allais trouver. Ce fut une terrible erreur de jugement.

Dès mon arrivée, je me suis aperçu que le niveau de détresse pré covid, donc au moment de mon départ, n’avait rien à voir avec le champ de ruine que j’ai découvert. Ce qui m’a le plus choqué, c’est que les médecins s’étaient habitués. Vous ne voyez plus quelqu’un pendant deux ans, il a perdu quinze kilos, à votre nouvelle rencontre, vous êtes sous le choc mais la personne qui l’a vu tous les jours pendant ces deux années ne s’est pas rendue compte du changement. Voici mon état d’esprit en arrivant. Médecins désabusés, infirmières expérimentés volatilisées, déspécialisation des équipes, management à la dur, cadres complices, politique du chiffre, déshumanisation, violences des familles, violences entre collègue, manque de respect…


Comment en est-on arrivé là ?


Un jour, un agent mortuaire est venu me voir dans mon bureau pour que je remplisse un certificat de décès d’un patient parti dan la nuit. Je gérais une urgence, il a frappé plusieurs fois, j’ai ouvert, expliqué que j’étais occupé, que je lui fournirais son sésame au plus vite, mais quand j’ai repoussé la porte il l’a forcée pour m’intimider. Aucune suite n’a été donné. N’importe qui peut dire ou faire n’importe quoi à n’importe quel autre membre du personnel… Et des histoires comme celle-ci existent tous les jours aux collègues qui plient. Je suis abasourdi par l’état de coma végétatif, cette nonchalance, cette passivité du désespoir des agents.

L’hôpital public est devenu une bombe à retardement, les patients sont de plus en plus mal pris en charge, les erreurs sont légion, même les grands centres ne sont plus épargnés.

Les personnels ont, à quelques exceptions, tous le même discours : désabusé, trahit, usé, déprimé. Les jeunes infirmières ne restent pas plus de deux ans, les jeunes médecins également, les anciens restent parce qu’ils n’ont nulle part où aller. Aller au travail à reculons, rentrer frustré, énervé, à bout de souffle, … Est-ce une vie ?


L’Hôpital a réussi une prouesse, celle de me décevoir deux fois : la première alors que j’en attendais tout, la deuxième alors que je n’en attendais plus rien.


Chaque génération s’habitue à l’inacceptable.

Un médecin arrivant à l’hôpital à l’instant T prendra ses marques dans un référentiel donné. Des dégradations surviendront et ce médecin regrettera la simplicité d’exercice de l’année d’arrivée. Le médecin arrivant plus tard n’aura connu que l’exercice dégradé par rapport à l’année d’arrivée du premier mais cela lui semblera la norme et il acceptera ce que le plus ancien trouve inacceptable. Voilà comment évolue tranquillement notre système de soins.


Alors après six années de soumissions à l’autorité, j’ai décidé de partir et d’initier ma nouvelle vie en Médecine Générale.


J’ai brulé, je me suis éteint, j’ai brulé à nouveau puis mon amour de la médecine s’est presque éteint mais, une petite braise méritait de survivre, alors pour la sauver, j’ai pris cette décision, celle du changement de vie. Choisir c’est renoncer, alors voilà, fini l’hôpital, je me lance dès ce jour dans la grande aventure, me voilà médecin de campagne.


La suite de l’histoire reste à écrire…





Iconographie: Burn out par Toums







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